Par mail, Rob avait prévenu. « Prévoyez un pantalon à cause des moustiques. Prenez aussi un t-shirt à manches longues. Rendez-vous dimanche à onze heures ».
Dimanche matin. Equipé de pied en cap. Une journée sur les traces et les lieux des grands combats de 1942. Un rendez-vous aux allures de petite expédition. Un vague stress qui pointe face au miroir de la salle de bain. Sans doute une manière d’entrer en communion avec ce qui nous attend dans la journée. Nous ? Oui, nous sommes deux à nous apprêter à suivre le guide. L’autre Rob est américain de la côte est. Cultivé, curieux, ouvert, et explorateur amateur. Il est aux Salomon pour affaires. Il a tout de suite dit oui à ma suggestion de partager la journée à remonter le temps. Un sacré personnage, il reviendra dans ces colonnes.
Il est un peu tard qu'annoncé quand notre chauffeur descend d’un pick-up gris. En short et sandales. Une démarche un peu mécanique. Un homme jovial. Présentations. « Gentlemen, déclame-t-il en mettant le contact, welcome to my tour ! ».
Robert Bochman n’est pas guide professionnel. La semaine, il occupe un gros poste dans l’une des quatre banques du territoire. Néerlandais de Rotterdam, Rob a appris le français au lycée. Ces rudiments et une carrière tout entière loin du plat pays ont constitué un viatique suffisant pour qu’ils se voie proposer d’être consul de France aux Salomon. Les candidats possédant la bonne nationalité n’étaient sans doute pas légion. Le contact a été établi depuis Nouméa, comme on lance une bouteille à la mer. Miracle : la marée a rapporté l’objet. Celui qui signe de suite « Rob » y explique qu’il est un passionné de la World War two sur Guadalcanal. « Si vous voulez, je peux vous emmener sur les principaux lieux ». Comment dit-on tombé du ciel en néerlandais ?
Dimanche humide, météo bouchée. Par 30°, l’air n’est plus moite : on le coupe à la machette. Impression d’être assis au fond d’une cocotte-minute, dans la panoplie du petit explorateur. Le 4x4 dodeline le long de Mendana avenue avant de s’engager vers les hauteurs. Première halte, le mémorial américain. Accès libre. Nous sommes seuls. De hauts murs de marbre poli bâtis en étoile portent en lettres blanches le récit des six mois des combats et les noms des navires perdus ou endommagés. Au centre, une plaque de bronze marque l’endroit précis où est tombé un sergent des Marines. A l’époque, le lieu portait le nom de colline 73. John Branic, on l’a identifié par la suite, repose aujourd’hui sous le gazon du cimetière national d’Arlington. En haut de son mât, la star sprangled banner fait ce qu’elle peut pour flotter dans le coton humide de la météo. « Puisse ce mémorial endurer les ravages du temps jusqu’à ce que le vent, la pluie et les tempêtes tropicales effacent sa face, mais jamais son souvenir », est-il encore écrit.
Le pick-up met le cap plein ouest, retraverse la ville. Peu d’endroits évoquent la Seconde guerre mondiale. Un canon rouille dans un coin de jardin d’un bâtiment public. Si, voici la stèle érigée en l’honneur d’un héros local. Torturé, gorge tranchée, Jacob Vouza avait été laissé pour mort. Mais il était parvenu à se traîner jusqu’au camp allié pour prévenir d’une attaque. Les Salomonais aussi ont payé cher une guerre qui n’était pas la leur. Récit à retrouver ici.
La ville s’éloigne, les trous dans le revêtement se raréfient. Des panneaux sur la droite indiquent la direction de plages dont on ne voit rien au travers de la végétation. Certaines portent désormais le nom d’une épave à visiter. Au bout du chemin de la plage B 17, un écriteau précise l’endroit où plonger pour être face aux restes du bombardier US qui s’est crashé à quelques mètres seulement du rivage. Le sable est noir, le ciel lui fait écho et la mer vient mélancoliquement se briser en petites vague silencieuses, presque aphone. Comment Rob peut-il trouver du charme à cet endroit après quinze ans sur place ? Expatrié depuis l’Australie par la banque qui l’employait, il a changé d’enseigne mais sa passion pour Guadalcanal est intacte. Le tour des sites qu’il fait régulièrement enrichit ses connaissances. Tout est consigné dans un volumineux dossier dont il sort quelques photos d’époque lorsque nous sommes sur zone. Avec le temps, l’US Army a pris ses habitude chez lui. Il exulte lorsqu’il raconte les hauts gradés en lévitation à leur arrivée sur ces sites dont les ont abreuvés les manuels des écoles militaires au pays.
Depuis un moment, les voitures sont rares. Nous croisons des villages de brousse. Des grappes de petites paillotes entourées de potagers et de plantes. La végétation est foisonnante. D’un pont, on aperçoit le dos d’un pêcheur équipé d’un masque dans la rivière en contrebas. Le repas du dimanche ? La vie de tous les Océaniens, en tous cas. De l’autre côté, des vestiges de coffrages en bois rappellent comment les marines traversaient l’obstacle.
Voici la mission catholique de Visale. Honiara est à quarante kilomètres, autant dire au bout du monde. Ecole, refuge, dispensaire : l’endroit est un lieu de vie précieux. L’île dont on voit la sombre découpe toute proche est Savo. Les combats y ont été durs. Dans cette partie occidentale de Guadalcanal à l’abri du comité de réception adverse, les Japonais faisaient débarquer leurs renforts. A chacun ensuite de rallier le front par la brousse, ses vingt ou trente kilos de barda sur le dos. A l’époque, il ne faisait pas bon être dans les parages. Même civil, même religieux. Le récit des sévices subis ailleurs avait vidé les lieux avant l’invasion. En face de l’église, rebâtie à la place de l’ancienne soufflée par les bombes et dont le socle porte encore la trace des éclats d’obus, des sous-marins alliés sont venus évacuer les populations menacées. Plus tard, les Japonais avaient fait de la mission un centre de radars. D’où les bombes sur l’église.
Sister Lucy est une petite dame avenante. Surprenante, aussi car oui, confirme-t-elle, à l’inverse d’Honiara, le 80e anniversaire de la fin des hostilités va bien être marqué en ce mois de février 2023. Commande du Japon, un socle en béton a été érigé face à l’église. Un élément commémoratif doit y trouver sa place. Quoi ? Quand ? Sœur Lucy n’en sait pas plus, elle attend les précisions.
Au cœur de l’après-midi, un régime de bananes acheté au bord de la route du retour fait office de déjeuner. Rob (à gauche) propose une escale dans son second chez lui, un bungalow au bord de la mer. Sa femme vit ici avec leur fils, il les rejoint chaque week-end. Enfin, chaque week-end sans Rob’s tour. De quoi justifier encore son attachement au territoire. Présentations. Elle est kiribas, c'est-à-dire originaire du Kiribati, les anciennes îles britanniques Gilbert. L’une de leurs filles travaille là bas. Ils y vont de temps à autre. C’est loin, Tarawa.
Une pluie régulière obstrue maintenant la vue entre deux balayages des essuie-glaces. A un carrefour que rien n’indique, le pick-up bifurque à droite et s’enfonce dans ce qui ressemble vite à une piste. Un panonceau annonce l’entrée du musée de Vilu. Quelques hectomètres encore et une petite cahute aux murs de parpaings surgit, cube gris sous les grands arbres. Personne dans la guérite. Sous son parapluie, Sylvia arrive d’on ne sait où. Elle commence par s’excuser. Par deux fois, une pancarte a été installée au bord de la route principale à destination des rares visiteurs. Des voisins jaloux l’ont démontée les deux fois. Depuis, il faut connaître les lieux pour parvenir ici. Rob connaît.
Passage sous la guérite. Quelques dollars locaux, pas même l’équivalent de cinq euros, pour accéder aux lieux. Et le choc. Un incroyable sanctuaire. Un espace de forêt où tous les verts de la création se sont donné rendez-vous. Même le kaki militaire. Malgré les outrages du temps, il luit encore sous la pluie à la surface des armements réunis, canons, tourelles de tanks. Le coin des avions, ou de ce qu’il en reste, ajoute un brun-anthracite, celui du métal vieillissant ; mais c’est comme si Paul Gauguin avait été au pinceau, choisissant la même teinte pour traiter les troncs d’arbre et les mécaniques rouillées. Ici et là, un tube en aluminium allume un éclat qui tranche dans cette bichromie. Rob s’approche d’un wildcat dont les ailes se déplient et se replient aussi aisément qu’à l’époque où un ascenseur descendait l’appareil dans les entrailles du porte-avions. Partout dopée par le triptyque soleil-pluie-chaleur, la végétation se lâche. Des feuillages tendres émergent d’un moteur de bombardier. Du travail en vue pour Sylvia et sa famille.
Un rideau de pluie tiède dessine un fond de scène gris. Tout est immobile. Chaque relique dit un drame, des souffrances, la mort. Qu’est-il advenu du mitrailleur couché pendant des heures dans cette bulle aux montants tordus ? Le plus fort est qu’émane de l’endroit une authentique poésie. Comme dans l’alignement hypnotisant des croix blanches de Colleville-sur-mer, il y a de la magie dans le contraste entre l’intemporalité du décor et la brève histoire de l’inhumanité que racontent ces objets inertes. Dans la sérénité de cet endroit, qui a succédé à l’hystérie des armes, le silence s’entend, éclatant. Et le fil qui se noue avec ceux d’avant, comme dans tous les lieux de mémoire, rappelle que pour évoquer leurs ancêtres, les Mélanésiens disent « nos vieux ». Morts, vivants, quelle importance ?
C’est le mari de Sylvia qui a créé le musée de Vilu, dans les années 80. Un devoir de mémoire avant d’être un -modeste- business. Chaque relique a dû être extraite de la jungle, transportée jusqu’ici. Sylvia assure qu’il reste beaucoup de matériel encore dispersé dans les montagnes. En janvier 2021, une bombe de 500 livres a explosé dans le nord ouest de l'île. La communauté de Mbarana avait fait un feu à l’écart du village. Il n’y a pas eu de blessé. Mais l’état de la forêt alentour dit comment Guadalcanal peut encore aujourd’hui être Guadalcanal. L’incident n’est pas isolé. Bien des bombes non explosées dorment encore sous le tapis végétal. L’équipe de police chargée de leur collecte, le Explosive ordnance disposal (EOD), rappelle qu’elle peut être jointe sur un numéro mobile ou au numéro gratuit, le 999.
Page refermée. Direction l’action, puisque la dernière séquence a lieu sur les sites mêmes des hauts faits d’armes des marines. Retour sur les collines surplombant la capitale des Salomon. Le jour faiblit déjà lorsque nous prenons pied sur Bloody Ridge. Un gros tertre strié de petits sentiers, invitation à revenir au guidon d'un VTT. Une vue imprenable sur les méandres paresseux de la Matanikau comme une ultime faveur qu’elle s’accorderait avant
de se jeter dans le détroit. Dans cette carte postale de la baie de Somme, difficile de se représenter la colline sanglante. Une hallucination de trois jours et trois nuits, à la mi-septembre 42, dont il n'existe paradoxalement qu'une unique photo. Des arbres ont poussé, masquant Henderson field, l’aérodrome, que les soldats impériaux observaient et pilonnaient du haut de leur promontoire. En revanche, la forêt d’où surgissaient dans l’obscurité des Japonais hurlant et tirant à tout va a disparu. Nombre d’entre eux ont été fauchés avant d’arriver au contact. Leurs corps ensanglantés tapissaient la zone. Le souvenir de ceux qui perçaient le premier rideau de feu a hanté longtemps les nuits des marines survivants.
C’est deux mois plus tard et à faible distance de Bloody ridge que John Basilone (photo DR) a écrit une autre page de la mythologie de Guadalcanal. Tenant tête durant quarante huit heures, avec son groupe de mitrailleurs, à un adversaire en situation de surnombre écrasant. Quant il fut relevé, dit sa légende, ils n’étaient plus que trois en état de combattre sur les quarante de l’unité qu’il commandait, et seule la mitrailleuse surchauffée du sergent Basilone crachait encore son feu meurtrier. Le retentissement fut tel que l’armée le rapatria. Dans le Pacifique, la guerre continuait mais John Basilone « tournait » le pays, war star racontant d’un podium à l’autre son exploit afin de lever des fonds en soutien à l’effort de guerre. Mais le soldat Basilone s’ennuyait. Sa vie, c’était le combat, pour son pays. Plusieurs demandes de retour au front furent rejetées. Lorsqu’enfin la réponse positive arriva, les marines n’étaient plus très éloignés du Japon. John Basilone embrassa son épouse Lena, rencontrée peu avant dans un camp d’entrainement, et rejoignit son autre famille. Il se signala par deux actions d’éclat lors du débarquement à Iwo Jima. Mais un obus de mortier lui fut fatal. Lui aussi repose désormais au cimetière national d'Arlington..
Rob a enfilé un pantalon et mis des chaussures fermées. Sur une carte sortie de son dossier, il a posé son index. « Je vais maintenant vous emmener à l’endroit exact d’où il tirait ». A pied, dos tourné à Bloody ridge et au jour qui se couche, nous nous enfonçons dans le bush. Une pancarte indique la direction : Coffin corner. Le coin des cercueils. La progression se fait plus difficile. Rob effectue un crochet par la maison du chef de village. Une coutume pour demander l’autorisation d’accéder aux terres de la tribu. Armé d’un coupe-coupe, il taille maintenant un chemin approximatif dans ce qui ressemble de plus en plus à une jungle. Le vacarme des insectes est à son maximal, la descente raide. Sous les pieds, le sol détrempé se dérobe. Il faut s’accrocher aux arbres pour ne pas se laisser entrainer. Sûr qu’il ne vient pas grand monde ici. Le bruit d’un cours d’eau annonce le fond de la vallée. Mais des arbres fraichement tombés entravent le passage. Le noir gagne. Bloqués par la nuit et la végétation, nous n’irons pas plus loin. Rob éclaire sa carte. Nous ne sommes qu’à cinquante mètres de la position du mitrailleur. « Believe me, gentlemen », s’excuse-t-il presque. Bien sûr qu’on le croit. Est-ce si important ? Nous ne savions pas précisément ce que nous étions venus chercher. Nous avons trouvé au delà de ce qu'il était possible d'imaginer. Une démonstration en 3 D, avec la sollicitation des cinq sens. L’escalade se fait dans le silence de la médiation. A pas lents. Ce soir, la jungle nous a imposé sa loi, sa densité, sa moiteur, son obscurité, ses insectes lancinants. Nous sommes sueur et boue.
Et vous dites que d'autres ont fait des mois de guerre dans ces conditions ?