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Malgré le "no show" d'un jour, le coeur de la planète surf bat sur les 18 kilomètres du North Shore, à Hawaii


Jour de pétole sur le paradis habituel des vagues. Chômage technique pour les planches. Les touristes en profitent pour fouler le sable du mythique rivage nord, fief de l'élite du surf. Ici Laniakea beach.


Et revoici l’instant magique où je deviens la Mia Farrow de La Rose pourpre du Caire. Ça vous parle ? Un pur délice cinématographique sorti du cerveau de Woody‒ c’était avant que ne se perde Allen. Une jeune femme y trompe l’ennui d’une vie morne par la fréquentation stakhanoviste du cinéma de sa ville. Soudain, l’acteur l’interpelle et l’invite à rejoindre les personnages sur l’écran.

Ce moment rare où l’irréel se substitue au réel, j’ai la chance de l’avoir éprouvé à plusieurs reprises. Lorsque le minibus qui grimpe depuis la gare d’Agua Calientes m’a déposé en haut du site du Machu Picchu. À l’observation de la première cabriole d’une baleine à bosse depuis le bord d’un catamaran dans le grand sud calédonien. Sous les étoiles glacées d’une nuit de janvier dans le Hoggar, le nez émergeant à peine du sac de couchage. En enclenchant, le cœur au rupteur, le premier rapport d’une  Formule 1 siglée Renault, au bout de la piste de l’aérodrome du Castellet. Lorsque le Balthazar Schulte chargé de ses 8 000 containers s’est engagé dans Miraflores, la première écluse du canal de Panama.

Lorsque sont venus à la lumière du monde chacun de mes enfants.


Aujourd’hui, c’est le North Shore d’O’ahu qui va me tendre son casque de virtualité réelle. La Mecque ou le Lourdes du surf, selon vos accointances religieuses. Le voyage depuis Honolulu a ressemblé à une sublime mise en bouche. Des kilomètres de plants d’ananas et de canne à sucre mûrissant au soleil. Le berceau vert et brun que suggèrent de chaque côté, au loin, les hautes arêtes volcaniques qui structurent l’île. Le tilbury de Scarlett Ohara et Rhett Butler qu’on s’attend à voir surgir du portail de la so typical plantation Dole. Mais ce n’est pas Gone with the Wind qui est à l’affiche, en ce dimanche de bleu intense. Plutôt Point Break. Alors la route, courtoisement, s’est employée à faire redescendre la longue cohorte des automobilistes jusqu’au ras des flots. Faisant naître, de manière symétrique, une excitation croissante. Plus que quelques virages avant le grand show. Frissons. Mais… Mais que se passe-t-il ?


Voilà que s’incruste sur le pare-brise la bouille inénarrable de Raymond Devos, comme à l’époque de la télévision en noir et blanc du salon familial. A l’image du sketch du prince des mots tordus, la mer est démontée. En maintenance. Aussi plat qu’un étang de Sologne, le North Shore ressemble au terrain de jeu favori de Jean Dujardin dans Brice de Nice :  une mer sans brise et toute lisse. Où sont passées les vagues ? Quid des adonis à la chevelure décolorée et des sylphides hâlées qui, dans mes documentaires de seconde partie de soirée, domptent des murs d’eau hauts comme des immeubles ? On s’adresse à qui pour le remboursement ?



Kelly Slater échappant à "jaws" sur Banzai Pipeline en 2014 (photo DR, Foster and sons)

C’est quand même le North Shore, ici ! Le rivage du nord, littéralement, la côte reine du sport roi ! Avec un standing à tenir, même hors saison -pour autant que saison ait un sens sous les tropiques. Banzai Pipeline, Waimea… Entre riders, ces noms sont autosuffisants comme Champs-Elysées ou Everest. Puissantes, d’une régularité d’horloge suisse, les vagues de « Pipeline » sont parmi les plus réputées au monde. Un régal, inaccessible au commun des surfeurs car monopolisé, ou peu s’en faut, par les pros et les (très bons) régionaux de l’étape. A Waimea, la plage d’à côté, les rochers émergeant du sable se chargent de réserver le spot aux experts. Chaque année, le championnat du monde de la World surf league plante son barnum face aux deux spots. Les foules y sont aussi expertes qu’extatiques. Être couronné à Banzai Pipeline après avoir échappé à jaws, le surnom de la mâchoire supérieure des vagues, a un parfum spécial. C’est gagner en F1 à Monaco ou s’imposer au vélodrome de Roubaix. Avec cette onction supplémentaire que ce serait un Grand Prix en Principauté où tous les pilotes se rendraient à pied au départ, ou un Paris-Roubaix dont l’ensemble du peloton habiterait entre la tranchée d’Arenberg et le carrefour de l’Arbre.


Car les 11,7 miles de la Kamehameha Highway ne se contentent pas d’être deux fois par an le plan d’eau béni des dieux de la mer et des vents où s’affrontent les meilleurs des meilleurs. En activité ou gloires du passé, nombre de boarders résident ici. Les tubes du North Shore sont leur espace d’entraînement. Sur les 40 engagés de la dernière édition du Master à Pipeline, la moitié était des résidents hawaiens ou des Hawaiens de souche. Les aspirants champions partagent la location et l’indispensable van pour transporter leur matériel. Ceux qui les ont inspirés et qu’ils souhaitent farouchement détrôner possèdent quelques-unes des plus belles propriétés de la shoreline.



(Photo Par hyunlab — From https://www.flickr.com/photos/hyunlab/167645751/ user hyunlab., CC BY 2.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=1313866

A l’image de l’icône des lieux, Kelly Slater (ci-contre). Celui que le milieu considère comme le meilleur surfeur de l’histoire a beau avoir contre lui d’être né en Floride, le North Shore est son jardin. Dans la quête de ses onze titres mondiaux, entre 1992 à 2011, il a gagné huit fois à Banzai Pipeline. Des stats inégalées. Adulé par les sponsors, le jeune cinquantenaire a fini par créer ses propres marques, planches, boissons énergétiques, surfwear. Et si les marins ont une fiancée dans chaque port, Kelly Slater collectionne aujourd’hui les villas face aux vagues géantes qui ont fait sa gloire et sa fortune. L’une en Floride, une autre en Californie et la troisième ici, juste à la sortie d’Haleiwa, the place to live. Au mépris des menaces que la montée des eaux fait peser sur le trait de côte -ou peut-être, suggèrent les perfides, pour tirer quelque profit d’un bien invendable sous peu ?-, le champion au regard menthe à l’eau a mis son sweet home hawaien en location l’an passé : 622 mètres carrés de surface habitable, accès privatif à l’océan, 46 000 dollars par mois. Pas donné. Mais cinq chambres et autant de salles de bain, cela permet d’inviter son réseau à partager les frais. Et puis, que faites-vous du prestige ?


Officiellement baptisée highway, Kamehameha est de fait une étroite route côtière où processionne la foule des touristes qui, comme moi, espéraient voir du surf et se sont rabattus sur la découverte des Hauts-lieux du monothéisme local. Selon le moment de la journée, il faut entre 28 et 40 minutes au bus 55 pour relier Haleiwa à Turtle Bay, à la pointe nord-est d’O’ahu. Objectif hors d’atteinte en ce dimanche de pèlerinage. Quant à trouver un endroit où garer même une petite coréenne, cela relève du miracle.




Désespoir des touristes de passage, le jour de relâche de l’océan fait les affaires de quelques-uns. Vers Laniakea Beach, une poignée d’apprenti(e)s sont passé(e)s par la case loueur. Ils marchent gaillardement vers leur moment de gloire sous les conseils d’un moniteur flegmatique. Une lente houle arrondit le dos des flots avant de mourir en discrètes vaguelettes à l’approche du sable. Peu importe. Ceux-là auront de quoi épater la tablée à leur retour au pays. Sous les questions, ils seront peut-être quelques-uns à admettre que monter sur une planche dans ces conditions est de la même eau que de s’attaquer à la Streif de Kitzbühel en juillet.





Des vagues à surfer, le Pacifique n’en est pourtant pas avare sous ces latitudes. Il en délivre à foison sur tout le pourtour d’O’ahu et de ses îles sœurs. Le relief inhospitalier, souvent abrupt de la côte orientale rend l’exercice périlleux mais à Waikiki, la taille plus raisonnable des barrels (le tube que forme la vague en se refermant) permet aux snobs ou aux surfeurs moins expérimentés de les chevaucher sans devoir s’exiler loin de « la »plage qui compte à Holonolulu. Sur son piédestal, Duke Kahanamoku (photo) n’a pas un regard pour eux. La statue du Polynésien multiple champion olympique de natation dans les années 1920 et pionnier mondial du surf est orientée vers l’intérieur des terres. En 2021, la première championne olympique de l’histoire du sport nouvellement inscrit au programme des Jeux avait tenu à venir lui rendre hommage. Comme Duke un siècle plus tôt, Carissa Moore est native d’Honolulu. Les deux ouvreurs de voie sont désormais réunis sur une même image, une fresque murale de 150 m2, réalisée par une équipe de graffeurs du cru en haut d’un immeuble de la capitale de l'état de Hawaii (ci-dessous).


(Photo: Aaron K. Yoshino - Hawai'i Magazine)

Faire escale à Hawaii, s’immerger dans le sillage des surfeurs donne à comprendre pourquoi ce sport est ici plus qu’un sport. Le vocabulaire religieux auquel ce récit emprunte a pu vous paraître excessif ? Pour nombre de ses adeptes, il est encore insuffisant.« Vous savez ce que c’est, le “baiser de Dieu” ? C’est un peu l’effet que ça fait. Pendant dix, cinq, quatre ou trois secondes, tu as l’impression que Dieu t’embrasse…Après, tu recherches ça toute ta vie... » C’est sur cette déclaration face caméra qu’ouvre le documentaire magistral dédié aux frères Irons, deux champions nés sur l’île voisine de Kauai, enfants d’une famille de hippies venue s’arrimer sous les tropiques. Elle est prononcée par Bruce, le cadet. Son frère Andy, personnage central du récit, est mort en 2010 . Insuffisance cardiaque, selon le rapport officiel. Il avait 32 ans. Aussi charismatique que chaotique, bipolaire et grand visiteur de paradis artificiels, l’aîné des Irons fut un rival obsessionnel de Kelly Slater -en même temps que son ami. Trois titres mondiaux acquis face au maître sont là pour attester de son immense talent. Mais ce sont les images tournées à l’époque par les membres du clan qui en disent le plus sur l’univers hallucinant de leur existence : la violence des rapports d’Andy avec son frère, les fêtes sans limites, ses rires salés de larmes, et l’amour sans faille que Lydie, elle-même surfeuse de haut niveau et enceinte de sept mois à la mort de son mari, a déployé pour l’aider à vaincre ses démons.


Déjà mentionné dans ce reportage, Point Break est une œuvre de fiction. Mais le film de Kathryn Bigelow (1991) ne s’est pas trompé en choisissant le terrain de la traque du braqueur (Patrick Swayze) par un agent fédéral (Keanu Reeves). Plutôt que des menottes, le délinquant-surfeur obtient le droit de passer le leash à sa cheville, et de disparaître en affrontant la vague ultime. Son graal.


Comme dans les autres sports extrêmes, l’accident fait partie des scénarios possibles. Un risque consenti. Un vecteur supplémentaire d’adrénaline, aussi. Mikala Jones était un planchiste réputé pour ses photos réalisées au cœur des rouleaux les plus impressionnants. Il a trouvé la mort en juillet 2023 dans un bouillonnement d’écume sur un rivage isolé d’Indonésie. Selon toute vraisemblance, la coupure de l’artère fémorale qui lui a été fatale a été causée par la dérive de sa planche. Né 44 ans plus tôt sur la côte est d’O’ahu, Jones vivait de sa passion. « Il est mort en faisant ce qu’il aimait le plus », a commenté Isabella, l’aînée de ses trois filles. Professionnelle de surf, comme papa.



Photo publiée par Eimeo Czermak sur le site Gofundme (Photo DR)

Eimeo Czermak, 20 ans, a survécu. Une sale chute, pourtant. Sa tête a heurté un récif. Commotion cérébrale, moelle épinière touchée. L’accident a eu lieu en décembre 2023, lors de la dernière manche de la saison sur Banzai Pipeline. Ambulance, hôpital, soins intensifs : lorsqu’il a regagné Tahiti, le Polynésien a défailli à la lecture de la facture. 55 000 dollars. Il n’avait pas d’assurances. Mi-janvier, il a lancé un appel en ligne à la générosité publique. Afin de régler ses dettes. Et de recouvrer la santé ? Non. Sa crainte exprimée était de ne plus pouvoir entrer aux Etats-Unis. « Cela me brise le cœur car Hawaii est comme une deuxième maison pour moi et a joué un rôle énorme dans le développement de ma carrière, grâce aux compétitions majeures auxquelles j’ai pu participer là-bas. Si je ne peux pas retourner à Hawaii, cela aura un impact négatif énorme sur ma carrière de surfeur. »


Six semaines plus tard, le compte Gofundme affiche plus de 56 000 dollars de dons. Eimeo Czermak va pouvoir reprendre le cours interrompu de son idylle avec les vagues hawaiennes. Même si son fare est planté sur la presqu’île de Teahupo’o, où se brise « la » vague mythique, retenue pour départager les surfeurs des JO de Paris 2024, c’est au North Shore que rêve un surfeur tahitien de 20 ans. Là où sont couronnés les plus grands.






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