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La gardienne de la coutume

Dernière mise à jour : 14 mai 2023

Voici deux décennies que Patricia fait visiter le musée national des Iles Salomon de Honiara et tient la boutique d’artisanat qui en dépend. Un rôle sur mesure pour cette avocate vigilante de la culture mélanésienne, au parcours remarquable.




Patricia ne s’est pas toujours appelée Patricia. Aujourd’hui encore, lorsqu’il lui arrive de revenir à Santa Cruz, elle retrouve son ancien prénom. Et elle le sait déjà, elle oubliera Patricia lorsqu’à l’heure de la retraite, elle s’installera pour de bon au village où elle est née et où, pour tout le monde, elle est Etae.


« C’est l’influence chrétienne. Patricia est le prénom qui m’a été donné peu après ma naissance, dans les années 1970, explique-t-elle de sa voix aiguë. Mais dans notre culture, nous devons conserver notre nom de naissance car il est lié à la structure de la lignée ».



Des années que Patricia accueille les visiteurs au Musée national des Iles Salomon. Qu’elle les guide d’une vitrine à l’autre, dans l’unique pièce où cohabitent des objets coutumiers anciens et quelques vestiges du passage des Marines au début des années 40. La visite terminée, elle retraverse la cour et reprend son poste d’accueil derrière le comptoir de la boutique du musée, face aux rangées de produits d’artisanat local qui attendent les acheteurs. L’accès au musée gratuit et la poussière sur les étagères de la boutique donnent un aperçu de la fréquence des passages. Pour troubler le silence des lieux, il n’y a que quelques éclats de voix en provenance de l’extérieur. De l’autre côté de la vitrine, le regard vissé sur un smartphone, une poignée d’ados enchaîne les vidéos dans une séance prolongée de dumbling collectif. Choc des cultures. Choc de générations.


La coutume et la culture occupent une place de choix dans la vie d’Etae-Patricia. « Mes parents tenaient à ce que je fasse des études supérieures, c’est pour ça qu’ils m’ont envoyée à Honiara. Sitôt mes études terminées, je me suis présentée au musée car il s’agissait pour moi d’un eye opener, un élément de prise de conscience de la culture de notre pays. Un certain nombre de gens l’ont perdue de vue mais tout le monde devrait garder ça à l’esprit ».


Il faut s’arrêter trois minutes et soupeser à son juste poids ce que tait ici l’apparente banalité du récit. Aux Salomon, il y a mieux comme paquetage de départ que de naître à l’extrémité d’un archipel aux distances démoralisantes, femme dans une société que régente encore la testostérone et où la détention d’un emploi demeure une chance.


Santa Cruz désigne un chapelet de petites îles marquant l’inflexion vers l’ouest de la ceinture de feu du Pacifique, qui va de la Nouvelle-Zélande au Japon. Le Vanuatu n’est plus distant que d’une centaine de nautiques. Quatre fois moins que la distance à parcourir pour se rendre dans la capitale. Comme sur l’ensemble des Salomon, la nature se lâche régulièrement. En mode majeur : cyclones, tremblements de terre, éruptions volcaniques. Santa Cruz y ajoute des précipitations record. Sept mètres de pluie par an, soit à peu près dix fois l’eau tombée à Paris dans le même temps. En 1788, c’est sur un de ces joyaux d’inhospitalité que se fracassèrent les deux vaisseaux de l’expédition Lapérouse.


L’existence sur place est dans la tradition mélanésienne. Agriculture et pêche vivrières, coutume et forte croyance religieuse. En Océanie, ces deux dernières font bon ménage. Rites et croyances se ressemblent et il serait faux de croire que les conversions se sont faites à coups de fouet. Pendant des décennies, les communautés religieuses ont assuré seules l’éducation des villageois. Aux archives nationales, de l’autre côté de la rue, un document tapé à la machine par un enseignant fait un tour très minutieux de la question « à destination des collégiens du futur ».


Premiers arrivés à Santa Cruz, les Anglicans ont fait le plein d’adeptes. Et, rare concession au monde moderne, l’argent a fait une apparition reconnue dans les cérémonies coutumières, comme les mariages. Patricia la gardienne de la coutume n’a rien trouvé à y redire.


« J’estime que notre rôle est de contrebalancer les innovations pour préserver notre culture. Et c'est le cas. Les familles continuent à utiliser les monnaies locales lors des mariages et donner des paniers de légumes ou de fruits, par exemple. L’argent s’ajoute et n’enlève rien. Il peut être utilisé pour des achats dont les mariés ont besoin. C’est bien ».


Dans le cours d’une existence où pas grand-chose ne lui a été donné, Patricia évoque fièrement ses cinq enfants. Deux garçons, trois filles. L’aîné est universitaire à Taiwan. L'une de ses soeurs aussi, jusqu’à un passé récent. L’accord passé en avril 2022 par les Salomon avec la République populaire l’a contrainte à quitter Taiwan pour la Chine continentale.


« Un autre de mes enfants étudie à l’université à Fidji. Le quatrième est dans le secondaire, le dernier en primaire. Je parle presque quotidiennement à l’un ou à l’autre. Mon mari est mort il y a cinq ans et c’est très difficile pour moi. Les études coûtent 25 000 dollars (3 000 euros) et je dois me battre pour trouver cet argent. Mais je ne suis pas la seule. Tout le monde souffre dans ce pays et se tourne vers le gouvernement pour trouver de l’aide ».



Comme pour nombre de Salomonais, ces difficultés à joindre les deux bouts ont depuis longtemps effacé des mémoires le passif de la Guerre mondiale sur Guadalcanal. « Cela a été difficile car le conflit a coûté beaucoup de vies ici. Ce n’était pas notre guerre. Aujourd’hui, elle fait partie de notre histoire. On a appris à vivre avec mais surtout avec la religion. Ce que nous attendons, c’est que notre gouvernement nettoie les gâchis de la guerre qui sont encore présents partout aux Salomon ».


Les gâchis de la guerre évoqués sont bien postérieurs au conflit mondial. Au tournant des années 2000, une quasi-guerre civile a opposé des ethnies de Malaïta, une île vaste, au nord, et de Guadalcanal. Il a fallu l’interposition d’une force internationale pour mettre fin aux violences. Depuis, ce sont les Chinois, l’accord signé en 2022 par le gouvernement local, qui cristallisent les rancoeurs. Et font réagir Patricia, à sa façon : tout en suggestion.


« Nous sommes un pays qui se bat beaucoup. Nous sommes riches en ressources. Mais nos dirigeants devraient faire plus. Les gens veulent que leurs besoins soient reconnus. Nous n’avons pas besoin d’un pays étranger pour gérer nos ressources. Ce qui nous appartient nous appartient. Si le système change et que nous avons accès à ces ressources, les gens en sortiront par le haut. Mais il n’y a pas grand-chose de cela en place aujourd’hui. Nous luttons, c’est tout ».


Pas étonnant, dès lors, qu’elle se projette dans l’après, même si, à 50 ans, la notion de retraite est encore du domaine de la virtualité. « Le gouvernement prend mon loyer en charge. De ce point de vue, cela va pour moi pour qui l’important, c'est l’éducation de mes enfants. Mais à la retraite, je n’aurai plus de murs. Je retournerai dans mon village, où je possède une propriété. La vie dans les îles est très paisible. We live peaceful in the islands ».

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