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Le Fenua* sans joie des Polynésiens de Hawaii

Dernière mise à jour : 20 janv.


Behind the scene (Photomontage Élise Sévère, photos Divas Travel et PB)

*Fenua : Pays, en polynésien.


Les essuie-glace font ce qu’ils peuvent. Gros grain sur la côte ouest d’O’ahu. Sous les tropiques, l’épisode ne dure pas. D’ailleurs, un puzzle de taches bleues se reconstitue déjà à l’horizon. Le cordon ombilical à deux fois six voies irriguant Honolulu n’est plus qu’un souvenir. Au fil des contournements de l’aéroport puis de la rade de Pearl Harbor, la highway s’est faite route. À sa jonction avec l’océan, elle a filé plein nord. A partir de là, ne serait-ce la mer qui se montre par intermittence derrière de hauts remblais, rien ne la différencie des interminables rues numérotées qui quadrillent les faubourgs des villes, là-bas sur le continent. Le juke-box de la mémoire diffuse Telegraph road. Comme dans le texte du bijou signé Mark Knopfler, l’endroit suggère une vie loin d’être gagnée d’avance, morne et âpre. Comment disait-il, déjà, l’autre à l’aéroport ? Ah oui, la banane…


Oubliés, les hôtels avec piscine, les greens taillés au ciseau et les enseignes hype. La route longe une uniformité de constructions modestes, petits commerces, habitats collectifs bas, maisons individuelles fonctionnelles. Une armée de feux tricolores hache la maigre circulation. Les piétons sont rares aussi. Les quelques spots où se remarque un peu d’activité sociale sont les Seven Eleven et leurs équivalents. Comme partout dans le Pacifique, les Polynésiens d’O’Ahu se posent volontiers dans ces petites supérettes où les attend un peu de tout, du carburant, du tabac et de quoi bricoler un repas à condition de ne pas se soucier du prochain bilan sanguin. Dans les médias de France, les sujets sur le retour en grâce des commerces de centre-ville au détriment des hypermarchés font florès. Il y a longtemps que les communautés des îles perdues dans l’immensité du bleu répondent à cette nécessité de la jouer collectif, dans des espaces à taille humaine, commerces mais aussi lieux de culte, de sport ou de spectacles.


De l’autre côté de la route, le domaine de l’océan ne débute pas immédiatement. Il faut traverser les aires de stationnements. De grosses gouttes détachées des feuilles s’écrasent sur les carrosseries, et il y a de la place, vu la taille des engins. Puis des tentes donnent un air de campement touareg au bord de plage, si vastes qu’on se demande si elles seront démontées à la fin du week-end. Leurs occupants, familles ou groupes de jeunes, guettent l’embellie. Les enceintes connectées se lâchent. Sous l’abri des auvents, les tables pliantes ont déjà été garnies des munitions du déjeuner. De longues cannes fichées dans le sable attendent l’heure des pêcheurs. Au-delà seulement, la plage débute pour de bon, une plage qui aurait sûrement sa place sur une carte postale si le soleil donnait. Pour l’heure, quelques silhouettes s’agitent, animant l’endroit où la mer et le sable disputent un éternel gagne-terrain.





« Go north, man ». Je reprends ma route. Pour quelques courtes minutes, je suis accompagné. Un ado tout juste sorti de sa baignade s’est planté devant le capot. Il a lutté dans les vagues, il est fatigué et marcher jusque chez lui le fatiguera davantage. Il sollicite ma grâce. Je m’apprête à lui demander son nom lorsqu’il me fait signe qu’on est arrivés. En remerciement, une demi-livre de sable et un bon gobelet d’eau du Pacifique garnissent le siège passager. C’est le loueur qui va être content.




Mai’ili, Wai’anae, puis Makaha. Copier-coller de la précédente, les villes s’enchaînent. Mais à mesure que le nord de l’île approche, la barrière rocheuse centrale prend de la hauteur, et s’infléchit vers le littoral. Sa masse est désormais formidable. Une barre d'immeuble apparaît au pied de la roche, on dirait une construction miniature qu'une patte d'éléphant géante s'apprête à écraser. Peu avant sa jonction avec la mer, la montagne bouche l’horizon. Fin de la route. Un chemin de terre sablonneuse lui succède sur lequel, foi de loueur, il est interdit de risquer ses roues. Rallier la North Shore, pourtant proche, pour boucler un tour de l’île en voiture est impossible. Le retour en Bananaland ne peut s’effectuer que par un détricotage de chaque mile parcouru. Déception. Sensation, au fond de ce cul-de-sac que ne mentionnait pas mon ébauche de carte routière, d’avoir traversé une réplique, en mode tropical, des réserves indiennes du continent. La grande Amérique si volontiers donneuse de leçons a toujours autant de mal avec ses minorités.



End of the road...

 


Selon les données officielles, environ 200 000 Polynésiens peuplent l’archipel. Ils représentent un sixième de la population hawaïenne. Mais, à vue de nez, beaucoup moins d'un sixième des rémunérations. Est-il permis d’espérer que les revenus de certains d’entre eux s’inscrivent dans la partie haute de la fourchette ? En écrivant ces lignes, je pense à la centaine d’acteurs-figurants et aux employés du Polynesian cultural center, implanté sur la côte nord-est d’O’hau. Avec ce mélange de candeur et de cynisme qui caractérise l’art du show à l’américaine, ce parc à thème propose aux touristes de « donner vie aux traditions, à l’histoire et à l’hospitalité » océanienne. L’organisation est de type charitable. Les profits, est-il précisé, servent à préserver la culture polynésienne et à venir en aide à des étudiants du Pacifique. Soit.


Reste que chaque jour à heure fixe, sur 17 hectares du fenua, leur propre terre, des Polynésiens sont payés pour participer à un cosplay géant à l’intention de la plèbe à smartphones. Ils mettent en scène leurs rites, leur culture, leurs modes de vie, ce qui leur valut les réflexions sur les bons sauvages de Jean-Jacques Rousseau et les condoléances prémonitoires de Diderot après la parution du remarquable récit de voyage de Bougainville et notamment l'irrésistible description du passage de la Boudeuse à Tahiti. Tenté par une initiation à la pagaie sur un va'a, au déhanché du Hula ? Envie d’une noix de coco cueillie par un grimpeur aux pieds nus ? C’est simple comme un coup d’American Express ! Le ticket basique est à 79,95 dollars. Si vous choisissez le billet premium, avec buffet des îles et spectacle nocturne, prévoyez 189,95 dollars par personne. La boutique d’artisanat est à droite en sortant.




En 1931, les organisateurs de l’Exposition universelle de Paris avaient eu une grande idée. Afin de donner à la foule un aperçu de la diversité et de la richesse de l’Empire colonial français, ils avaient choisi d’exhiber des échantillons représentatifs des populations lointaines. Mon père (profil ci-contre, avec sa mère) filait sur ses huit ans lorsque ses parents l’avaient emmené à Vincennes. Dans ses mémoires, il raconte son étonnement devant la dextérité des Africains à tourner l’argile pour en faire des poteries, dans des cases reconstituées. Des Mélanésiens, il ne dit rien. Pourtant, les organisateurs leur avaient réservé le meilleur rôle : celui de cannibales. Les canaques, comme on ne les appelait pas encore, devaient notamment venir près du grillage pousser des grands cris afin de terroriser le public. Malgré un air du temps que les notions de droits de l’homme ou des peuples à disposer d’eux mêmes titillaient moins, il s’était trouvé suffisamment de bonnes âmes pour s’indigner. Les organisateurs avaient été contraints de mettre un terme à la sinistre mise en scène.


Les démonstrations du Polynesian cultural center n’atteignent pas un tel niveau d’indignité. Mais la référence à 1931 permet de mesurer le chemin parcouru dans les territoires ultra-marins français en matière de décolonisation. Reconnaissance des torts et coutumes de pardon, prise en compte de la place, des valeurs et de la culture des peuples premiers, gratuité de l’enseignement et des soins, entre autres mesures sociales... Aujourd’hui, des cadres supérieurs à la peau blanche issus des meilleures filières de la mère-patrie proposent leur CV à des employeurs indigènes. En Nouvelle-Calédonie comme en Polynésie française, des majorités indépendantistes sont aux commandes, démocratiquement élues. Sur le plan social comme des sujets de société, il reste du travail à la France des cinq continents pour se poser en modèle de vertu post-colonialiste. Mais si elle devait se choisir un exemple pour s’aider à y parvenir, elle peut allègrement zapper le modèle américain. « Quand je me regarde, je me désole. Quand je me compare, je me console ».



 


Le mariage entre les États-Unis et leur cinquantième composante n’est ni une histoire ancienne ni une histoire d’amour. Peuplé par des Polynésiens, l’archipel aux cinq îles principales révélé au monde par James Cook est un royaume depuis 1810. La rencontre avec le lointain voisin (4 100 kilomètres séparent Los Angeles de Honolulu) se fait par l’intermédiaire des baleines, au milieu du 19e siècle. Le percement d’un canal dans l’isthme de Panama n’est encore qu’à l'état de projet. Partis de Nantucket, en Nouvelle-Angleterre, les baleiniers doivent endurer l’interminable descente de l’Amérique du sud et le traumatisant évitement du cap Horn. Valparaiso, au Chili, est le premier port hospitalier pour relâcher dans le Pacifique. Ensuite, le périple sur la trace des grands cétacés se poursuit vers les Marquises, ou Hawaii.


Après des mois de mer, consommer du frais et renouveler les stocks est indispensable à la santé des bords. Jusqu’à 800 bateaux et équipages de chasse ont leurs habitudes à Hawaii en 1850. La capitale Lahaïna (île de Maui) et Honolulu sont couvertes de chantiers et de commerces. Mais une telle concentration de testostérone couplée à l’appât du gain soumettent les paisibles habitudes des autochtones à rude épreuve. Afin de garantir l’ordre et de dissuader les pirates, la marine américaine dépêche une unité sur zone.


La révolution du pétrole, découvert en Pennsylvanie en 1859, souffle comme une bougie l’activité baleinière. Mais la frénésie économique qui a saisi l’archipel ne retombe pas longtemps. Lorsque éclate la guerre civile américaine, les états du nord interdisent l’achat de sucre en provenance des états esclavagistes. Les planteurs de canne d’Hawaii s’engouffrent dans la brèche, vite suivis par les producteurs d’ananas. L’ancrage de l’archipel dans l’orbite américaine se précise à mesure que la jeune république découvre le parti à tirer de sa façade pacifique. Une discrète mission militaire parcourt les îles afin d’y identifier un port protégé. Il en existe un seul, conclut son rapport : le « port de la Ewa, ou Pearl river ». Deux ans plus tard, sous la pression de magnats du sucre, le roi (Kalakaua est son nom) signe un traité. L’exclusivité de l’accès au port est garantie aux bâtiments américains en échange d’une exemption totale de taxe à l’importation du sucre hawaïen.


Réunifiée, la nation américaine se sent un appétit de grande puissance. Au terme d’une guerre éclair, les Espagnols sont chassés de Cuba en 1898. Les États-Unis font main basse sur ce qui restait de leur empire colonial, Cuba, Porto-Rico, Guam, et les Philippines à l’autre bout de l’océan. Hawaii, qui n’avait rien à voir avec le conflit, est purement et simplement annexée au passage. Un demi-siècle plus tard, l’archipel devient le 50e état de l’Union, le « Aloha State ». En polynésien, Aloha signifie bonjour et bienvenue mais aussi au revoir, amour tout autant que pitié ou compassion. Vaste programme.


(A suivre)

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