Peu avant le raid, le Président Roosevelt avait passé la consigne : laisser les Japonais frapper les premiers. Mais jusqu'au petit matin du 7 décembre 1941, les stratèges américains ont écarté l'hypothèse que Pearl Harbor, le siège de leur flotte du Pacifique, soit la cible retenue par l'annemi.
« Si la guerre survient éventuellement avec le Japon, il est aisé de croire que les hostilités puissent être initiées par une attaque surprise sur la flotte ou la base navale de Pearl Harbor ». La note est datée du 5 février 1941. Frank Knox, son auteur, est le Secrétaire d’État à la Marine. C’est un homme d’expérience. Il a fait partie des troupes qui ont mis en déroute l’armée espagnole à Cuba puis il a combattu en France en 1917 avec le grade de colonel. C’est aussi un homme de convictions, un Républicain loyal. Deux décennies durant, il a ferraillé contre les Démocrates. Mais lorsqu’après la capitulation française, en juin 1940, Roosevelt lui a proposé d’être membre d’un gouvernement bipartisan, il n’a pas hésité. « J’ai combattu le Président avec toutes les armes qui étaient à ma disposition, dit-il à un officier de son staff. Mais j’ai mis mes opinions politiques en accord avec ma conscience et je suis fier de servir sous un homme d’une telle dimension ».
A l’inverse de l’opinion américaine et contre l’avis de Roosevelt lui-même, Frank Knox (photo Wikipedia) est de ceux qui pensent depuis le premier jour que l’entrée en guerre des États-Unis est inévitable. Il s’est prononcé dès le déclenchement du conflit en faveur d’une aide militaire aux Alliés. Les armées et la défense américaines, assène-t-il, doivent se préparer intensément.
Mais Knox n'a pas l’oreille du président. Roosevelt a lui-même été assistant au Secrétariat d’État à la Marine. La stratégie maritime le passionne. Face à l’expansionnisme japonais à l’autre bout de l’océan, le président joue la carte de la dissuasion. Toute la flotte du Pacifique reste ancrée à Pearl Harbor à l’issue des manœuvres annuelles, au lieu de regagner ses bases de San Diego, Seattle ou Panama. « Roosevelt se percevait comme un expert », assure Steve Twomey, auteur, soixante-quinze ans après, d’un livre de référence, Le compte à rebours vers Pearl Harbor. Ce journaliste, déjà couronné d'un prix Pulitzer, a mené une enquête-fleuve sur les événements survenus lors des douze jours qui ont précédé le raid.
La note de Frank Knox restera lettre morte.
Se pencher sur un événement passé avec les lunettes qui donnent toutes les clés de compréhension ultérieures est un exercice classique. Faciles à isoler après coup, les bons indices de ce qui allait survenir se trouvaient au milieu d’un fatras d’informations, de rumeurs, d’intoxications, de notes des services. Ils se sont étalés sur plusieurs mois, composés de 30 journées et 30 nuits harassantes. S’ajoutaient à cela les limites techniques de l’époque, la cascade pesante de la hiérarchie, l’absence, sur les derniers jours, d’une déclaration formelle de l’état de guerre -sans compter les quelques coups de dés que le destin a joués ça et là.
Reste un cas d’école passionnant. A Hawaii comme à Washington se trouve concentrée une addition de cerveaux à haut potentiel et d'experts en affaires militaires. Tous sont issus du pays où la méfiance est consubstantielle à la nationalité -pour obtenir un visa de touriste, il faut répondre à la question : « avez-vous l’intention de participer à des activités terroristes, de sabotage, d’espionnage ou de génocide ? » Sur la fin, tous ces stratèges avaient été emmenés dans le même corner, sur LA question centrale : « d’où le coup va-t-il venir ? ». Jusqu'à la dernière seconde pourtant, aucun ne va, au delà de la théorie, accorder de crédit au scénario retenu par l'ennemi.
Telle est la seule prétention des lignes qui suivent : raconter comment ces quelques chances n'ont pas été saisies.
Fin septembre, le Renseignement décode un message de Tokyo à son consul à Hawaii. Il lui est demandé un plan de la position des bateaux dans la rade de Pearl Harbor, en particulier les grosses unités ancrées à couple. Ce qui en atténue la portée aux yeux de l’état-major est que la même commande a été passée à l’ambassade et aux autres consulats japonais. A Washington, l’un des intervenants l’attribuera même au souci quasi-maniaque du détail qui caractériserait la bureaucratie japonaise. Personne, au final, ne juge opportun de transmettre l’information au patron de la Navy à Pearl Harbor, l’amiral Kimmel. Par la suite, Kimmel se servira de cet argument pour sa défense devant les différentes instances d’enquête.
« This is bad, this is considered a war warning » (la situation est grave, considérez ceci comme l’annonce d’une guerre). Cette alerte sans équivoque est émise par la direction de la Navy le 27 novembre. Ce qui la justifie ? Les observations de ses informateurs. Les troupes embarquées sur les bâtiments ennemis regroupés en mer de Chine portent des tenues de combat pour la jungle. Contrairement aux estimations, l’Empire ne s’apprête donc pas à mettre le cap sur l’extrême-orient russe, où Washington lui prêtait l'intention de prendre l'URSS en étau avec son allié allemand. L'opération en préparation a pour objectif un territoire tropical. La vaste région n'en manque pas. Les Philippines, possession américaine ? L’Indonésie, pour son pétrole ? La Malaisie, si généreuse en caoutchouc ? Si elle a été examinée, l’option Pearl Harbor n’a pas été retenue. Pour Walter Short, l'alter égo de Kimmel à la tête de l'armée de terre à Honolulu, ces neuf mots sonnent clairement. Son problème numéro un est désormais le risque de sabotages. 19 000 Japonais ou descendants de Japonais vivent sur place. Dès le lendemain, des militaires montent la garde devant les points civils stratégiques d’O’ahu : la station de radio et son émetteur, les bureaux de poste... Les enquêtes à venir établiront que ni lui ni Kimmel n'ont pris l’initiative de demander de reconnaissances aériennes.
Le 5 décembre, le décryptage d’une autre consigne passée à l’ensemble des représentations japonaises en territoire américain lève les doutes sur l’imminence d’un conflit : tous les documents en leur possession doivent être détruits. Sur Massachussets avenue à Washington, la fumée qui se dégage du toit de l’ambassade atteste de la réalité du message et de sa prise en compte. Mais la conclusion qu’en tire l’amiral Kimmel est autre. Cette précaution, avouera-t-il par la suite, est pour lui le signe que Tokyo est sûr de l’imminence d’une déclaration de la guerre à l'initiative des États-Unis.
Au-delà du travail de renseignement, des raisons d’une autre nature expliquent aussi cette cécité ou cette incapacité à voir. L’une est d'ordre économique. Depuis 1937 et l'occupation de la Mandchourie chinoise par les forces japonaises, les États-Unis ont pris des sanctions commerciales afin d'enrayer un expansionnisme qui les inquiète. Dans l'escalade de ces sanctions, qui légitimeront aux yeux des autorités japonaises sa transformation en conflit armé, le robinet du pétrole vers l'archipel est coupé. Les États-Unis sont de loin le premier producteur mondial. Les derricks du Vénézuela, deuxième du classement, produisent cinq fois moins. La pénurie s'installe, la plupart des taxis de Tokyo sont à l’arrêt. Difficile dans ces conditions de concevoir que le pays puisse disposer du carburant nécessaire à l'envoi d'une armada jusqu'à Hawaii, 6 000 kilomètres à l'est, à la projection de plusieurs centaines d'avions embarqués puis à la traversée du Pacifique dans l'autre sens.
Des éléments de contexte militaire sont fournis par le très didactique musée-mémorial de Pearl Harbor, installé à l’intérieur de la base. O'ahu est bien défendue avec ses six aérodromes, ses cinq stations radar et la pléthore de renforts déjà parvenus sur place. La Navy estime hautement improbable une opération sous-marine. Le chenal reliant la mer à la rade est long, peu profond et surveillé de près. Des assaillants seraient très vite repérés. Les moyens techniques et les armements de l’époque la confortent dans cette confiance. Les grandes oreilles sont à l'oeuvre. Et pour couler un navire de guerre, frapper sous la ligne de flottaison est plus efficace que de bombarder depuis les airs. Or la profondeur du port ne permet pas un largage aérien de torpilles, qui plongent avant de remonter vers leur cible. Elles exploseraient en heurtant le fond. Sur ce point, les certitudes américaines s'avèreront bâties sur du sable. À l’initiative de leur stratège, l’amiral Yamamoto, les arsenaux japonais ont mis au point une torpille qui se stabilise aussitôt après le contact avec l'eau.
Et comme il était écrit que la première puissance mondiale devait endurer son calvaire sans réduction de peine, l’ultime mauvais diagnostic survient au petit jour du dimanche 7 décembre. Un radar se remplit de l’écho de la première vague d'assaut des 347 avions ennemis. À l’opérateur qui l’alerte, le QG fait savoir qu’il s’agit vraisemblablement des renforts annoncés depuis quelques jours. Pearl Harbor peut continuer à faire la grasse matinée. Pour beaucoup, le réveil ne sonnera qu'à 7h53, à l'explosion de la première bombe.
Incroyable, mais vrai ? Sans doute. Soixante ans plus tard, les enquêtes initiées après une autre journée tragique soldée par la mort de milliers d’Américains, un 11 septembre, ont établi que des instructeurs aériens de Floride n’ont pas levé un sourcil quand d’étranges apprentis-pilotes venus du Proche-Orient ont demandé à apprendre l’art de piloter un avion mais jamais la manière de le faire décoller ou se poser.
La colère et la douleur ont de tous temps poussé les humains à désigner un ou plusieurs membres de la communauté pour incarner le malheur qui les frappe. Jugés responsables de « l’infamie », Kimmel et Short sont démis de leurs responsabilités. L’amiral se voit retirer deux des quatre étoiles liées à ses fonctions à la tête de la flotte du Pacifique. Un long chapelet d’auditions les attend, bien au-delà de février 1942 où ils démissionnent de l’armée. En 1999, les deux hommes ne sont alors plus de ce monde, un vote solennel du Sénat demande à ce que les deux étoiles soient réattribuées à Husband Kimmel. Ni Bill Clinton ni ses successeurs à la Maison-Blanche n’ont donné suite à la résolution.
L'avenir n'a pas été très tendre avec Frank Knox. A défaut de célébrer l'un des rares responsables à avoir osé un pronostic différent, les spécialistes gaussent le Secrétaire d'État pour avoir été l'auteur, le 4 décembre, d'une phrase malheureuse : « la Navy est prête. Elle ne sera pas prise en train de faire la sieste ». Trois jours plus tard, Knox poussait la porte du bureau ovale pour informer le Président du bilan de l'attaque. Il est mort en avril 1944, encore en fonctions.
Sans doute pas le dernier à se pencher sur les « comment ? » et les « pourquoi ? » d'un épisode sombre de l'histoire américaine, Steve Twomey a réduit à deux formules le résultat de ses recherches sur les raisons de la débâcle, c'était lors d’une conférence donnée à New-York en 2016 :
- Une surestimation par l’Amérique de sa propre force comme de sa réputation, une Navy, « la meilleure du monde », à laquelle un adversaire comme le Japon n’oserait sûrement pas se frotter.
- Une sous-estimation de l’adversaire, sur la foi de renseignements inexacts : avions capricieux et peu performants, stratégie militaire médiocre, absence de ressources et de matières premières.
« Nous qui sommes les meilleurs, a-t-il conclu pour résumer l'état d'esprit des stratèges de l'époque, nous ne le ferions pas ; alors pourquoi le feraient-ils ? »