La guerre menée en Asie et dans le Pacifique par le Japon demeure entourée de mystère. Les blessures laissées par la campagne militaire débutée en Chine en 1937 et terminée par sept ans d'occupation américaine sont encore à vif. L'empire reste muet. Reportage sur les traces d’un silence aussi sonore que fascinant pour un Occidental.
C’est une route en pente que les effets du temps transforment peu à peu en piste. Des ravines la zèbrent, profondes à fendre un carter moteur. Un peu de bitume continue à s’accrocher en parcelles éparses. Sur le bord sont arrêtées des voitures modestes et souvent chiffonnées. Certaines, réduites à l’état de carcasse, sont immobilisées à jamais, piquets de slalom pour les quelques piétons qui peuplent le bas-côté. De part et d’autres se tiennent debout des habitations modestes. Beaucoup ont fait appel aux matériaux de récupération. La végétation est débroussaillée juste qu’il faut. A l’occasion, un petit étal propose des mains de bananes ou une poignée de cacahuètes crues. Pour unité de base, les Salomonais ont l’habitude de les présenter sous forme d’une pyramide ronde calibrée à l’aide d’un cône de bouteille en plastique coupée. Ca et là errent des chiens efflanqués ou leurs compagnes aux mamelles pendantes de trop de portées. Le plus frappant est peut-être la multitude de déchets de toute nature, métal, plastique, tissu qu’on dirait prêts à descendre en cascades vers la mer à la prochaine averse -qui n’est jamais loin.
« Chaque année, Honiara gagne des habitants et la ville s’étend, souvent de manière sauvage », mesure Rob Bochman, qui a l’œil du haut de ses quinze années à sillonner le territoire. Si le spécialiste de la World war two s’inquiète de la préservation des vestiges des combats, le consul de France et cadre dirigeant de la BRED, ses autres casquettes, s’interroge sur le devenir de cet empilage d’existences dans la précarité.
Personne ici n’a oublié les affrontements entre habitants de Guadalcanal et ceux de Malaïta, au tournant du millénaire. Fusillades, enlèvements, tortures, viols. 200 morts. Une véritable guerre des gangs semant la terreur dans toute l’île. Un Premier ministre a même été pris en otage. Et un jour, le coup de grâce. Le pillage de la salle des armes du grand commissariat de Honiara. Le Gouvernement démissionne, le pays humilié implore l’Australie de rétablir une situation hors de contrôle. L’intérim plutôt musclé de la Ramsi, une coalition de forces de l’ordre mises à disposition par les Etats de la région, a duré treize ans, de 2004 à 2017. Certains soirs, depuis, un incendie illumine encore un quartier de la ville. La résurgence d'un conflit ethnique toujours latent. Mais le plus souvent, il s'agit d'une manifestation de la colère née des liens toujours plus tenus tissés depuis 2019, année où ont été rompues les relations diplomatiques avec Taïwan, entre le gouvernement du Premier ministre Sogavare et l’omniprésente République populaire de Chine.
Le 19 juin 1944, trois cents avions nippons volent vers Saipan, petite île de l’archipel des Marianne. Les troupes au sol y sont mal en point. Aux pilotes qui sortent juste des dix-huit mois de formation, le briefing a affirmé que leur intervention provoquerait surprise et désorganisation (stupeur et tremblements ?*) chez l’adversaire. L’irruption de la chasse adverse, à 100 nautiques encore de l’objectif, ne change rien à l’ordre serré dans lequel ils évoluent. Les instructions sont les instructions. Le « tir aux pigeons » comme vont l’appeler les Américains peut commencer. Il détruit 282 des 300 appareils. Des témoins diront en avoir vu dix tomber simultanément.
Sans aide, à bout de ravitaillement comme de munitions, les 5000 défenseurs de l’île savent la situation sans issue. Au petit matin du 7 août, après que son aide de camp a aidé le vieux général Saito à se planter un sabre dans le ventre, une armée de zombies hirsutes et vociférants que précèdent quelques chars fond sur les Marines. Certains ont pour arme un bâton terminé d’une baïonnette. Sur les 4211 cadavres dénombrés après l’assaut, 3500 au moins sont ceux de japonais.
La voie étant libre, les Marines qui parviennent à la pointe nord assistent au suicide de familles entières. Des civils japonais se jettent à la mer du haut des rochers, mains liées. Certains ont entraîné leurs enfants avec eux, d’autres les ont tués avant de sauter.
La pente s’est adoucie. En débouchant sur une crête, le capharnaüm s’est effacé au profit d’un paysage bucolique. Des maisons, certaines soutenues par des pilotis, sont fichées dans des ondoiements de verdures, havre d’aisance en surplomb du brouhaha de Honiara. Sous un ciel pesant, l’Iron Bottom Sound scintille (photo) d’une couleur indéfinie. Le regard porte jusqu’aux îles de Savo et de Florida, dont les contours ouatés se découpent sur un horizon qui vire à l’ardoise. De l’autre côté, les feuillus dispersés et les hautes herbes qui recouvrent le sommet du mont Austen (photo) en font une colline à portée d’une simple paire de chaussures de trail. Comme souvent, l’enfer décrit par les récits de guerre a du mal à s'ajuster à ce cadre champêtre, que la nature n'a pas manqué de refaçonner depuis huit décennies.
A cet endroit précis, après deux semaines d’ultimes corps-à-corps perdus par ses soldats, l’état-major impérial a pris la décision de se retirer de « l’île de la mort ». La construction aux murs blancs vers laquelle mène une allée gravillonnée (photo) est donc la traduction architecturale de l’hommage rendu par le pays à ses 38 000 soldats qui y ont débarqué pour n’en jamais repartir.
Il n’entre pas dans les compétences d’un journaliste de passage qui n’a jamais vu une académie militaire à moins de 300 mètres de décerner des brevets de tactique militaire. Mais s’étonner et s’interroger ne lui sont pas interdits. En trois ans, la stratégie triomphale qui avait permis de réussir un waza-ari d’école sur tout le sud-est asiatique est donc devenue cette machine à enchaîner les initiatives funestes, les déroutes et les drames ; pourtant, cette stratégie était restée la même.
Ce qui a changé résulte pour beaucoup de la montée en gamme de l’adversaire. La conquête éclair d’une armée super-préparée s’était faite face à des oppositions hétéroclites, prises de court et sous-équipées. Après Pearl Harbour, la machine de guerre et industrielle américaine avait fini, à marche forcée, par retrouver son standing de première armée du monde. Les informations interceptées par ses « grandes oreilles » lui avaient souvent donné un quelques coups d’avance et la réussite quelques coups de pouce, notamment lors des fragiles premières semaines sur Guadalcanal.
Et puis comme au judo, les Américains et leurs alliés avaient appris à utiliser la force de l’adversaire. Cela transparaît dans les récits et témoignages datant de l’immédiate après-guerre. Des Marines avaient perdu la vie après les tout premiers face-à-face terrestres sur Guadalcanal non en combattant, mais en secourant des blessés japonais. Une grenade dégoupillée dissimulée, un ultime coup de feu ou de sabre… La leçon avait été instantanément retenue. Ce jusqu’au-boutisme qui irriguait toute la chaîne militaire adverse, respect absolu de la stratégie comme des ordres donnés, n’avait pas échappé longtemps à l’état-major allié. Efficace lors de la blitzkrieg, la rigidité s’était muée en quasi-handicap face à un adversaire réputé pour ses facultés d’improvisation.
Il a bien fallu tous ces ingrédients pour triompher de l’acharnement adverse et signer un ippon. Tout de suite après la conquête de Saipan, l’objectif était l’île voisine de Tinian. Même considérée comme exemplaire par les autorités militaires US, cette victoire s’est faite au prix de luttes féroces et de pertes de vie. Chaque succès sur la road to Japan a exigé son tribut de douleur et de sang. Certains de ces pas japonais d'île en île ont été de vrais calvaires, tels Peleliu (archipel des Palaos), Iwo-Jima ou Okinawa. De quoi justifier, au nom des milliers de vies des boys épargnées, le recours à l’holocauste nucléaire ? Le débat se perpétue depuis : à chaque conscience de s’exprimer, après coup. Reste que l’armée du Japon n’a jamais fait le choix de renoncer aux sacrifices des vies. Alors que se précisait le spectre de la défaite, c’est même l’inverse qui s’est produit avec le recours massif aux kamikazes, les pilotes-suicide.
Sur la fin de la guerre, rapporte un ouvrage dont il sera question ci-dessous, « l'armée collectait directement auprès des soldats quelques éléments corporels (ongles, cheveux...) dans l'hypothèse probable où ils ne reviendraient pas, pour les remettre aux familles. Elle prenait les photographies mortuaires des soldats, en prévision de leur prochain enterrement. Avant même que les balles ne les atteignent, ils étaient déjà morts ».
Fin du questionnement plus ou moins oiseux sur la responsabilité du Japon dans la défaite. C’est dans un état de fascination qu’à pas mesurés, le visiteur se dirige vers ces quelques ares d’extra-territorialité ceinturés de blanc. Comment des humains, par milliers, peuvent-ils consentir à faire don de leur vie plutôt que d’avoir à reconnaître un état d’infériorité ? A quels ressorts répond cette acceptation, surtout lorsque, chaque jour un peu plus, se précise l’évidence de la vanité de ce sacrifice ?
Un mémorial n’a pas vocation à répondre à des questions. Il rend hommage. Mais au-delà de sa fonction de base, il dit des choses. Esquisse les valeurs d’une civilisation, les fondamentaux d’une culture, et pourquoi pas les raisons d’un état d’esprit collectif? Ce n’est pas manquer de respect aux 7100 morts américains et à leurs compagnons de souffrance de qualifier de classique l’American Memorial qui leur est dédié, sur une colline de Honiara. Du marbre, des étoiles, des listes de noms, lieux, navires, faits d’armes. Une solennité incitant à la compassion, au recueillement. Un arsenal dont le lyrisme magnifie, légitimement, le sacrifice de ceux qui ont contribué à sauver le monde et garantir la liberté de ses locataires. Et ici, à portée d’un tir de mortier de son homologue, qu’attendre du mémorial japonais ?
Surprise : le Solomon Peace Memorial Park ne fait mention ni Japon, ni de ses combattants. Aussi discrètes que rares, des inscriptions le disent : on est dans un jardin public, dédié à la recherche de la paix. Salomonais, Américains, Japonais, il salue de manière œcuménique la mémoire des opposants des deux camps. On croit voir s’incliner les bustes de ceux qui ont conçu les lieux. La seule représentation humaine est la statue d’un pêcheur indigène demandant au ciel de bien vouloir remplir ses filets. Le noir et le blanc sont les seules teintes admises. Blancs, en plus de l’enceinte, les quelques pans de béton, à la sobriété monacale. Blanche, la mosaïque des petites pierres fichées dans le sol, noir. Pour le reste, l’anthracite est de rigueur, à l’image de ce réceptacle de marbre où sont posés des galets sombres. Invitation à les toucher. Evocation de l’âme de ceux dont l’existence s’est interrompue durant les années funestes.
Le jardin occupe un pan de mur. Hymne à la nature qui perpétue la vie: vert tendre d’un gazon, arbustes et massif aux fleurs roses. L'ensemble est soigneusement entretenu. Des petits cubes lui font face. Trois incitations à se poser et à méditer, comme dans ces jardins du pays, où existent depuis l’origine ces espaces où les Dieux sont invités à se reposer.
Pudeur. Sobriété. Comme attendu, le lieu dit le Japon et évoque la paix. Pour la guerre, s'adresser ailleurs.
Où? Pas au rayon des récits et des images de guerre. La quasi-intégralité des ouvrages et travaux sur la guerre du Pacifique ont des auteurs occidentaux. Non pas du fait que l'histoire est écrite par les vainqueurs. Affaire de sources, surtout. De la guerre de Sécession au retrait d’Afghanistan, les archives militaires américaines sont d’une incroyable richesse, et ouvertes à tous. Bien des photos sont libres de droits. A cette manne s’ajoute la profusion des témoignages, photos et courriers des combattants à leur famille ainsi que la production photographique des armées et les reportages des journalistes.
Que propose le Japon en échange ? Bien peu de choses. L’essentiel des documents officiels a disparu, volontairement ou non, dans les combats puis après la capitulation. L’appareil photo n’avait pas sa place dans les paquetages, et la mort comme seule alternative à la victoire n’a pas laissé grand monde en état de témoigner. Quelques reportages comme ceux du quotidien Mainichi Shimbun constituent un modeste fond d’images. Mais sur l’arrière exclusivement. L’absence de photos prises du côté japonais du front est criante. Les seuls éléments donnant épaisseur et humanité aux combattants nippons sont à chercher dans les courriers des soldats à leurs proches.
C’est sur ces lettres, de même que sur les journaux, films et documentaires d’époque que s’est appuyé un objet littéraire parfaitement innovant, paru en 2013 aux éditions Fayard : Les Japonais dans la guerre. Le livre décrit, de l’intérieur, les conditions de vie des soldats et les affrontements dans toute leur brutalité, comme en atteste l’extrait publié quelques paragraphes plus haut. Tout aussi intéressante est la découverte de la souffrance d’un peuple lucide, méfiant vis-à-vis de ses dirigeants militaires. « Aller dans le détail de l’histoire permet de voir que classer les qualités des peuples est un exercice vain », analyse l’auteur. L’auteur ? Un Occidental. Mickael Lucken est Français, professeur à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) à Paris, spécialiste du Japon.
La compréhension de la guerre du Pacifique et la saga qu’elle a générée, littérature, cinéma, restent donc l’affaire des alliés. Au moins cette richesse a-t-elle valu au conflit de livrer ce qu’on peut appeler sa vérité –à quelques divergences près. Il n’en constitue pas moins un cas, rare dans l’histoire moderne, d’un événement relaté avec une caméra exclusivement braquée sur un seul acteur. Accompagné de l’indignation et de la réprobation de ses exactions depuis la Mandchourie en 1937, cet ennemi sans visage et sans parole a tout du méchant idéal. Celui qu’on n’a aucune mauvaise conscience à exécrer. Les cadavres gisant sur Alligators Creek au petit matin sont en 2D. Ils n’ont pas eu plus d’existence que ces adversaires massacrés à longueur de jeu vidéo par les gamers.
Sur ce plan-là non plus, la culture nippone n'a pas contribué à la réputation de ses ressortissants. Le soin mis par les Etats-unis à ensevelir sur leurs sol les morts au combat est une donnée connue urbi et orbi. Mais qui sait que les Japonais sont portés en terre à l’endroit où ils sont tombés non par désintérêt ou manque de respect mais parce qu‘ils ne doivent pas être séparés de leur âme, qui réside là à jamais ?
(*) « Stupeur et tremblements » est le titre d'un roman d'Amélie Nothomb, publié en 1999 chez Albin Michel et récompensé par le Grand prix du roman de l'Académie française. Le récit de l’humiliation d’une jeune femme employée dans une grande entreprise japonaise. Selon la romancière, être frappé de stupeur et trembler est l'état dans lequel les Japonais devaient se trouver lorsqu'il leur arrivait d'être en présence de leur Empereur.