*Le président Roosevelt devant le Congrès, le 8 décembre 1941.
Ce sont deux heures qui durent depuis 82 ans. Disséqué, débattu, mis en scène, le raid du 7 décembre 1941 continue de faire saigner l'Amérique. Mais il y plus que les bulles des restes de carburant et d'un passé douloureux qui remontent à la surface lors d'une visite du très sobre et très efficace national Mémorial de Pearl Harbor.
Il ne s'agit pas d'un manque de respect envers la mémoire des morts et des blessés/traumatisés de l'attaque surprise. Paix à leurs âmes aujourd'hui que, très majoritairement, le temps les a réunis dans un autre monde. Mais ce blog, dédié au reportage, renverra à la lecture de spécialistes pour un récit circonstancié de l'offensive contre la Flotte du Pacifique.
Afin de remettre quelques repères en place, nous avons néanmoins choisi de synthétiser en deux infographies l’état des lieux et des opérations au petit matin du 7 décembre 1941. « Nous » n’est pas ici le pluriel d’une modestie plus ou moins fausse, mais la manière de formaliser la contribution d’Élise Sévère à humansofpacifique.net. Élise a été une consoeur à la rédaction du Parisien, photographe toujours à la recherche de la meilleure image ; elle est demeurée une amie. Notre collaboration allait de soi.
Cette infographie donne à voir les trajectoires suivies à une heure d'intervalle par les avions des assaillants dont rien n’est venu entraver le vol vers leur objectif. Elle met en lumière la minutie avec laquelle l’opération a été préparée, et la connaissance des lieux que l’état-major japonais avait acquise en moins 60 avant Google Earth.
Sur le plan plus serré de la deuxième image, les positions des bateaux, notamment les grosses unités amarrées deux à deux, et la matérialisation des dégâts qui vont leur être infligés révèle l’extrême vulnérabilité de la flotte du Pacifique. Elle en dit long sur la certitude qu’avait l’état-major américain de l’impossibilité d’un raid sur son fief ; vue des cockpits des chasseurs adverses, elle aide à comprendre le sentiment de tir de fête foraine qui a dû habiter les pilotes en découvrant le panorama de la rade endormie sous un ciel vide d’avions ennemis. Presque trop beau pour être vrai, une séance d’entraînement à armes et cibles réelles.
Le bilan sera à la hauteur de ce déséquilibre : 2 400 morts et 1 200 blessés qui ne savaient même pas qu’ils étaient en guerre, 350 avions détruits ou endommagés, cinq gros bâtiments coulés et une quinzaine d’autres plus ou moins mal en point. Et encore, aucun des quatre porte-avions n’était présent dans la rade ce matin-là et le plan qui visait à la destruction des énormes réserves de carburant par le biais d'une troisième vague a finalement été annulé.
Le choix de la photo qui ouvre ce chapitre obéit à une autre logique. Les très nombreuses images de l’agression n'ont longtemps montré que le même spectacle de fin du monde, un chaos de flammes, de fumées, de navires à l’agonie, de panique et de souffrances humaines.
Mais depuis que le numérique est venu à l’aide de la mémoire des hommes, les greniers en ligne se sont comme remplis de documents nouveaux. Sensation artificielle, naturellement. Ces images existaient. Mais elles ne s’offraient qu’aux spéléologues, ceux qui avaient leur badge et leurs habitudes dans les caves où étaient entreposées les archives de la planète. Certaines de ces archives ont sans doute été déclassifiées -même si la coutume américaine est de n'en mettre qu'un minimum sous embargo ; mais cette floraison est essentiellement due à ce qui est offert à tout un chacun d’un simple clic de souris.
Ne donnant à voir ni fureur ni fumée, cette photo tranche. Tout y est calme, à la regarder vite. La tâche en son centre pourrait être attribuée aux atteintes du temps sur les vieux clichés.
À ceci près que la tâche est la gerbe soulevée par une bombe ayant manqué sa cible. Un coup dans l’eau dont la portée est historique : les experts en sont quasiment certains, cette photo immortalise l’instant où explose la première bombe sur Pearl Harbor. L’appareil auteur du largage se trouve légèrement à droite, reprenant de la hauteur ; un second avion est sur le point d’entrer en action, en haut à droite de l’image.
Témoignage d’un instant-phare du XXème siècle, ce document est d’autant plus précieux qu’il a été pris depuis un autre chasseur japonais. Or comme rappelé dans un récit précédent, très peu de photos de combats ont été prises par les soldats de l’empire, et la consigne était de détruire tous les documents avant de devoir se replier.
Cette photo n’avait pas échappé à la règle ; mais cette destruction ne lui a pas été fatale. En morceaux, le tirage a été retrouvé par les forces d'occupation américaines dans la base de Yokosuka, après la capitulation en septembre 1945 . Un improbable sauvetage dû à un autre photographe, le conscrit de Pennsylvanie Martin Shemanski, qui l’a découverte, gisant dans le capharnaüm que devaient être les locaux du port militaire de Tokyo après leur auto-saccage. La destinée de ce document était de survivre. Pour, après restauration, faire et valoir ce que de droit. Les passionnés d’histoire militaire en connaissaient l’existence ; imaginant n’être pas le seul à avoir été dans l’ignorance jusqu’à récemment, sidéré par son destin, j’ai choisi de l’exposer en majesté.
J’avais cette image en tête en arrivant au National Memorial en cette heure déjà chaude de la fin de matinée. Pearl Harbor. Le nom d’Hawaii suggère les vacances. O’ahu renvoie aux fantasmes de la douceur de vivre polynésienne. En dépit de sa résonance tropicale, le « port de la rivière Perle » est synonyme d’enfer sur terre. Ça remonte à l’enfance, les discussions entre adultes à table, ou sous un parasol, graves et déférentes. Un peu plus tard, les manuels d’histoire se sont chargés d’enseigner ce qu’il recouvre. Puis il s’est affiché sur grand écran, d’abord sous son nom d’emprunt, Tora ! Tora ! Tora !, le raid vu du côté japonais, puis sans faux-nez. Un Pearl Harbor qui, au tournant du millénaire, déclencha à son tour un conflit avec les derniers témoins pour une histoire plus vraie que nature, trop de libertés prises avec la vérité.
L’endroit est immense, la rade semble vide. La base est pourtant toujours en activité. La sobriété de l’aménagement du musée rassure et inspire. Pas de grandiloquence comme les États-Unis savent en proposer. Les visiteurs déambulent lentement et parlent à mi-voix. Trouver ses repères prend du temps. De quel côté est la mer ? Peu à peu, le puzzle se met en place. Le relief tourmenté de l'horizon façonné par les éruptions volcaniques et le gris des quelques bâtiments posés sur la rade forment un décor qu’on a le sentiment d’avoir déjà vu. Le pouvoir des images. S’y ajoutent évidemment les informations fournies par les sens, sur lesquels se greffe le travail de l’imagination. Ce rayonnement qui faisait déjà plisser des yeux à l’époque. L’air vibrant pareillement sous la chaleur. Le même clapot indolent qui s’accompagnait déjà de cette odeur de lagune et de pétrole mêlés.
Toute une partie du musée se visite dans des locaux à terre, généreux en explications sur l’époque, le contexte, les circonstances, nourris d’objets contemporains au raid. Mais la rade elle-même est partie intégrante du mémorial, accessible par navettes terrestres ou maritimes selon les lieux.
C’est le cas de cette construction d’un blanc ardent, au toit incurvé vers le ciel, qui émerge des flots bleus. Le mausolée de l’USS Arizona a été réalisé sur les lieux mêmes où le cuirassé martyr s’est enfoncé sous l’eau. Il y est toujours. Quand ses réserves de carburant ont explosé, la boule de feu a atteint 500 mètres. Le bâtiment a disparu en sept minutes et avec lui 1177 de ses 1 500 occupants, déchiquetés, carbonisés, noyés. Longtemps, des bulles irisées du carburant et de l’huile du cuirassé sont remontées à la surface. « Les larmes de l’Arizona », aurait décrété un reporter du National Geographic. Les mâts et antennes ont été retirés mais le cercle rouillé de la tourelle B, qui était surélevée par rapport aux deux autres, affleure toujours face aux fenêtres du mémorial. La question me traverse l’esprit : comment entretenir dans son état voulu de désolation un navire coulé ? Comment s’y prend-on pour « restaurer » à l’état de ruines ce qui reste du village d’Oradour-sur-Glane ?
Mécaniquement, j'ai sorti l’appareil photo du sac à dos. Tenter de capter quelques bribes d’émotions. Matérialiser des instants et des lieux précieux. Pour quoi ? Pour qui ? En vertu de ce que, je crois l’avoir lu chez Pierre Daninos, « dans tout explorateur, il y a une salle Pleyel qui sommeille » ? Ou par réflexe de journaliste rendu à la noblesse originelle du métier : « je vais, je vois, je raconte » ?
Je ferai le tri plus tard, ou jamais. En attendant, voici l'espace dédié aux machines qui permirent à Joseph Rochefort et à ses équipes de casser quelques uns des codes les plus hermétiques de l'armée japonaise, dont celui de l’état-major. On doit à la vérité de dire que c’est largement après le raid, lors de l'entrée en guerre des États-Unis, que le décryptage des messages ennemis produira des résultats probants. Comme à Midway, où l'atout sera décisif. Des maquettes de taille respectable rendent hommage aux bâtiments-stars de la rade mais à l'abri de sa vitrine, c’est une torpille rongée par l’oxydation qui fait le plein de visiteurs silencieux. Fascination pour un engin de distribution de la mort qui a failli à sa mission : cette torpille n’avait pas explosé. Elle a été découverte à l'occasion de travaux dans les années 80.
Quand on retrouve la lumière du jour, les pas mènent magnétiquement vers l’eau. Une stèle expose l'ancre de l'Arizona. Interpellant le ciel, les près de neuf tonnes de ferraille arrachées à l’épave du grand navire lui font face désormais. Non loin, vitrine de l'éclectisme du matériel de la Navy, un sous-marin désarmé propose de tester sa capacité de résistance à la claustrophobie.
Mais de l'autre côté de la rade, c’est la silhouette du Missouri qui en impose, rare aspérité dans un horizon plat. Le mastodonte est à l'ancre ici depuis sa mise à la retraite en 1992. Bon pour le service dans les derniers mois de la bataille du Pacifique, il a connu d’autres conflits, guerre de Corée au début des années 1950, du Vietnam jusqu'en 1975.
Pour y accéder, il faut traverser la baie par une route à fleur d’eau, comme pour se rendre dans les Keys, en Floride. Ici, défense de prendre des photos, zone militaire. Un bus réfrigéré à moins cinq degrés assure le voyage et dépose les voyageurs face à une haie de stars sprangled banners, des drapeaux américains. En accédant à la coupée, on croise la masse de ceux qui attendent le bus du retour. Malgré la taille du barnum, nombre d’entre eux stationnent en plein cagnard. La visite fait le plein.
Il faut dire qu’en vue de son ouverture au public, le cuirassé a bénéficié d’une sacrée mise en valeur de ses entrailles. Toutes les générations s’agglutinent dans chacun des lieux et s'interpellent devant les conditions de vie à bord de la multitude de corporations qui composaient son équipage. Une scénographie qui n’omet aucun détail. Comme le rappelle un tirage photo géant apposé à l'endroit même où la cérémonie prit place, c'est à son bord que fut recueillie la capitulation du Japon, le 2 septembre 1945 en baie de Tokyo. Comme si...
...Comme si se flageller de ne pas avoir vu venir Pearl Harbor n'était pas la seule ambition du National mémorial. Comme si les familles du monde qui défilent et font des selfies devant l’image des plénipotentiaires japonais livides sous leurs hauts de formes devaient s'imprégner du message avant de quitter les lieux : et à la fin, c’est l’Amérique qui gagne.
Making of
Après avoir souligné l’apport d’Élise Sévère à ce site, il est temps de mentionner le nom d’une autre
collaboratrice auquel humansodpacifique doit d’être ce qu’il est. Christine Julien également a travaillé au Parisien et l’amitié a survécu au temps et à la distance. Le service qu’elle a dirigé, le secrétariat de rédaction, est au journalisme de terrain ce que le mécanicien est au pilote de
l’avion : un partenaire indispensable. La cohabitation grince souvent, mais chacun le sait : au journal. Il n’y a pas de reportage qui puisse paraître sans un travail de maquette, de relecture, de mise en forme et à la taille des images et des textes.
Après avoir encore bourlingué dans la presse ultramarine, du Pacifique à la Guyane, Christine de Normandie s’est proposée à relire les articles de ce site pour en assurer la conformité aux bons usages : compréhension, orthographe, code typographique. Qu’elle en soit ici sincèrement remerciée. Et que l’internaute veuille bien faire preuve d’indulgence pour autant : pour des raisons qui tiennent à la « machine du diable » (mon regretté ami Pape Diouf, qui fut journaliste en début de carrière, parlant de son ordinateur), j’ai pu constater que des erreurs corrigées ont survécu dans le produit fini -qui ne l’est
jamais, en vérité. Merci de prendre la peine de les signaler au détour de vos lectures !
En attendant, le constat est que humansofpacifique, TPE de trois collaborateurs, est réalisé sur trois continents : Océanie, Europe, Amérique du nord.