Soleil ou nuages, l’effet est le même. Quelques minutes de marche à pied sous les tropiques plaquent les vêtements à la peau. A fortiori lorsque, comme à Honiara, on se rapproche encore de l’Equateur. Chapeau et protections n’y changent pas grand-chose. L’air paraît plus rare, le pas se raccourcit. Et lorsque la nuque ploie sous la morsure du ciel, le marcheur ne peut que remarquer un phénomène étrange. Une mosaïque de tâches écarlates qui pigmente les trottoirs et bas-côtés de la cité. Etonnement. Aucun graffeur à l’horizon. Pas de signalement d’un groupuscule révolutionnaire non plus. Alors ?
La solution se dévoile assez vite. Un jet de salive de passant qui voltige un instant avant de s’écraser au sol dans un splash rougeâtre. Même rituel deux pas plus loin. Bon sang, mais c’est bien sûr ! Le bétel ! Le responsable de cette marée rouge est cette noix que donne en quantité l’arec, une variété de palmiers très présente ici. Quant aux coupables, ce sont les auteurs des incessants crachats que provoque chimiquement sa mastication. Un passe-temps commun ici. De la taille et de la forme d’une prune, le bétel est largement consommé en Afrique comme en Asie pour ses effets stimulants. Plutôt brune en Asie du sud-est, la chair du bétel local est d’un franc vermillon. Un pot de Dulux de Valentine qualifierait de « puissant » et « rapide » son pouvoir couvrant, comme en attestent le moindre sourire ou la première parole d’un adepte de la noix -y compris les plus juvéniles d’entre eux.
Le palais carmin et les tâches au sol pourraient n’être que des désagréments d’ordre esthétique et environnemental. L’insistance de la communication gouvernementale fait comprendre que l’affaire est d’une autre taille. A terme, les conséquences potentielles d’une consommation régulière peuvent s’avérer dramatiques. Langue, palais, gorge, larynx, lèvres, la liste des organes exposés au risque d’un cancer est impressionnante. A fortiori lorsque l’addiction au bétel se double d’une consommation de tabac ou d’autres végétaux tels le lime, une variété de citron. Dans l’annuaire téléphonique (photo), le ministère a sorti l’artillerie lourde. Quatre photos en gros plan montrent des bouches ravagées par la maladie. Impact visuel maximal. Mais lutter contre les addictions… A Honiara comme dans les îles, les petites tommettes rouges continuent à maculer le sol. Jusqu’à la prochaine averse, qui effacera les traces, en emportant le tout dans un flux aux reflets sanguinolents.
Sur un plan de situation de Honiara, s'il existait, il serait vain de chercher une « place de l’Indépendance » ou une plaque de rue au nom d’un acteur de l’historique 7 juillet 1978, vendredi où la Grande-Bretagne a remis les clés du pouvoir à une équipe locale, avec pour solde de tout compte un chèque de trois millions de livres sterling. Plutôt qu’une revisite en rafale des dénominations d’avant, comme cela s’est pratiqué en d’autres lieux, la cité sans passé d’Honiara a choisi de ne pas toucher à son cadastre. Dans le centre, les époques continuent à s’entrechoquer joyeusement, comme à l’endroit où Mendana avenue croise Commonwealth street, qui dessert le port. Bonne chance à qui aurait besoin de traverser. Quand l’histoire ou la géographie manquent de références, la nature est appelée en renfort. Non loin de là, et pour quelques centaines de mètres, Hibiscus avenue (photo de gauche) vient soulager Mendana d’un peu de son fardeau de véhicules –mais sa charité n’est pas allée jusqu’à leur épargner les omniprésents nids-de-poule. Parallèles, les deux axes délimitent une sorte de rectangle d’or de Honiara, lieu d’amarrage de quelques-uns des organismes qui symbolisent le pouvoir : Banque centrale, ministère des Finances, le Parlement sur sa colline (Photo de droite ) l’opérateur téléphonique Our Telekom ou l’unique et tout-puissant fournisseur d’électricité qu’est Salomon Power.
Est-ce cette fidélité du pays à ses us et coutumes qui a joué ? Aussi inattendu que cela puisse paraître, les Salomon sont aujourd’hui un royaume. L’un des quinze qui composent le Commonwealth et font allégeance à un souverain qui, pour le cas présent, trône à trente heures de vol. Pour le même prix, c’est tout le système politique local qui a pris la monarchie parlementaire anglaise pour source d’inspiration. Le pouvoir est exercé par un Premier ministre, chef d’un gouvernement issu des urnes après l’élection des 50 députés. Comme à Londres, la dimension royale s’exprime par quelques cérémonies protocolaires d’apparat et des représentations symboliques dans les bâtiments officiels. Charles III règnera-t-il suffisamment longtemps pour succéder à sa mère sur l’avers des pièces du pays ? L’Australie, qui vient de décider de rendre hommage aux natives aborigènes pour illustrer sa prochaine monnaie a déjà répondu à la question. Pas sûr qu’elle se soit posée sur le bord du Sound.
Il faut dire que le pays a d’autres urgences. Une moitié des plus ou moins 800 000 Salomonais n'a pas 35 ans. Même si nombre d’entre eux vivent encore d’activités de subsistance dans les villages, ceux qui ont choisi la ville sont loin d’avoir tous trouvé leur place. Le marché du travail, comme on ne l’appelle pas ici, est assez rachitique. De plus, la rémunération est loin d’être une contrepartie acquise pour ceux qui ont une activité.
Celia (prénom d'emprunt), forte de ses deux années universitaires aux Îles Fidji, travaille ainsi quotidiennement dans un service administratif en ville. La jeune femme passe plus d’une heure le matin et autant le soir dans un de ces minibus qui hoquètent en sillonnant l'agglomération de Honiara. Trois ans qu’elle fait le trajet. Trois ans qu’elle ne perçoit pas le moindre dollar salomonais de revenu. Lorsqu’elle avait proposé ses services, l’administration lui avait répondu favorablement -en précisant qu’elle n’avait pas le budget pour. « Je sais qu’un collègue doit prendre sa retraite prochainement. On m’a dit qu’à son départ, je pourrais postuler pour prendre sa place. Je pourrai être payée, alors », se justifie-t-elle.
Accrochée à son espoir, Celia s’obstine. Originaire d’un village de la partie orientale de Guadalcanal, de l’autre côté de la Lunga River, elle s’appuie sur la solidarité océanienne pour faire garder ses deux petites filles et sait pouvoir compter sur la générosité de la nature qui fait pousser fruits et légumes à profusion dans son jardin. Son compagnon avait bien un emploi dans une mine ; mais lorsque l'un de ses supérieurs lui a demandé, petite enveloppe à l’appui, de rédiger un faux témoignage, sa réponse négative lui a coûté son poste peu de temps après. En ville, des grands panneaux dénoncent la corruption comme une « source de désordre social ». Un indice a été institué pour tenter de mesurer la marche du pays vers la transparence. Mais comme pour le bétel, la tradition a la vie dure.
Alors les regards se portent plus loin, au-delà de la mer. Faute d'un emploi au pays, les candidats à l’exil ne manquent pas. Gagner décemment sa vie. Améliorer l’ordinaire de la famille restée derrière. Et la perspective, pour les finances publiques, de faire rentrer quelques devises. Via le très officiel contrat PALM (Pacific Australia Labour Mobility), l’Australie s’est engagée cette année encore à recruter 8000 travailleurs océaniens pour pallier le manque de bras de son agriculture. Fin janvier, 6000 postes étaient déjà pourvus. La Nouvelle-Zélande possède un dispositif analogue. Travail de la terre, récoltes, cueillette, entretien du matériel, le travail est exigeant. Mais gratifiant.
Le site d’information Solomon Times donnait en juin 2022 la parole à l’un d’entre eux, recruté par la plus grosse entreprise privée de productions de baies du Queensland avec ses 15 hectares de culture sous tunnel de fraises, de framboises et de mûres, au nord de Brisbane.
« C’est la seconde fois que je travaille en Australie. La première fois, c’était en 2019. Quand je suis revenu aux Salomon, j’ai acheté une voiture et nous sommes en train de lancer une petite entreprise », se réjouissait Junior Amos Damiri (photo Solomon Times - DR). Le passage par la case Covid a momentanément interrompu le pont aérien mais le jeune homme disait avoir une idée précise de l’usage de l’épargne de son second exil australien. « Je veux (avoir de quoi) bâtir une maison de manière à ce que lorsque je me marierai, nous aurons aussi une maison ».