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Hawaii, dans la fabrique des vacances de rêve

Le dimanche 7 décembre 1941, l'attaque japonaise sur Pearl Harbor électrocutait les Etats-Unis. Avec le temps, le site martyr s'est naturellement ajouté à la longue liste des motifs pour lesquels sept millions de visiteurs se pressent chaque année dans l'archipel enchanteur. Carnet de bord de l'un d'entre eux. Aloha !

Le marché nocturne de Kaläkaua, l'une des grandes artères du quartie de Waikiki, au coeur d'Honoluluu, Oahu island, Honoluluwaii.
Le marché nocturne de Kaläkaua avenue, grande artère du quartier de Waïkiki au coeur d'Honolulu.

La pression était trop forte. Depuis le 8 octobre, les touristes sont de nouveau les bienvenus sur la côte ouest de Maui. Décrété au moment de l’incendie géant qui, en août 2023, a coûté la vie à 105 personnes sur l’île, l’état d’urgence a été levé par l’Etat d’Hawaii. Il « décourageait fortement » les touristes de venir sur l’île. Même si seul le secteur le plus au nord du littoral, moins touché par les flammes, est concerné, l’initiative passe mal. En ruines, nombre d’écoles demeurent fermées. Des centaines de commerces et de petites entreprises sont hors d’état de fonctionner, des milliers d’habitants encore logés dans des locaux provisoires ou à l’hôtel. Sans travail donc sans ressources. Plus de 15 000 signatures ont été apposées au bas d’une pétition demandant de décaler le retour des vacanciers. Mais c’est précisément parce que la crise sociale et économique a succédé à la tragédie que les autorités ont fait le choix de ne pas attendre. Avant le drame, vient de calculer l’Université d’Hawaii, les touristes injectaient chaque jour treize millions de dollars -presque autant d’euros- dans l’économie de la seule île de Maui, un quart de la surface de la Corse.


Back to business, donc. Seule la capitale historique de l’archipel, Lahaïna, quasiment réduite à néant, demeure zone interdite. Mais de fait, les affaires n'ont jamais totalement cessé.

Lahaina mega wildfire august 2023
Lahaïna, île de Maui, mi-août 2023 (Photo Hawaiʻi Department of Land and Natural Resources)

Parti d’une crête au centre de l’île un jour de vent cyclonique, le feu a exclusivement dévalé le versant ouest de la montagne. La côte orientale n’a pas vu une flammèche. Des touristes ont continué à débarquer alors même que l’incendie n’était pas sous contrôle. Pas tous. Nombre d’entre eux, question de décence, ne se sont pas senti de faire la crêpe sur le sable et d’expédier des selfies au bord du brasier. Par peur du danger, aussi. D’un retournement de vent qui aurait été de nature à inverser le sens des flammes, par exemple. Mais à l’image de ce couple qui s’était confié au New York Times, poussés par leur organisateur de voyage, certains vacanciers avaient maintenu leur projet initial. L’argent n’a ni l’odeur ni le goût des cendres.


Alors « Aloha ! ». Bienvenue à Hawaii, idyllique archipel de peuplement polynésien devenu en 1950 le cinquantième Etat de l’Union, et la destination de vacances dont rêvent les habitants des 49 autres. C’est pour ces raisons que l’usine n’a pas le droit de s’arrêter de tourner. Avant la Covid, dix millions de visiteurs s’y rendaient chaque année. Ils étaient sept millions l’an dernier, réduction présentée par les autorités comme une volonté de substituer une logique de qualité à la présence en masse. Ce qui laisse quand-même, pauvre Jean-Marc Jancovici, une moyenne juste en dessous des 20 000 arrivées par jour -et autant de départs.



(infographie Elise Sévère)

Comme toute destination fétiche, l’enchanteresse terre natale de Barak Obama a passé ses atouts au Thermomix d’un minutieux marketing d’où ressortent quatre couleurs dominantes : l’or des sables, le bleu des rouleaux à surfeurs de la North Shore, le rouge de la gueule des volcans et le green des soixante-dix golfs qui ont trouvé à se loger sur l’archipel (quarante pour la seule O’ahu, l’île d'Honolulu). La touche d’exotisme est à chercher chez les acteurs du Polynesian Cultural Center (« best attraction » du quotidien USA Today) et un même frisson parcourt l’échine de ceux qu’a tenté le pèlerinage sur les lieux des 2 800 morts du 7 décembre 1941 lors de l’attaque japonaise sur le port de la rivière Perle.


Faire dollar de toute opportunité est l'une des promesses cardinales du pays. Il y a bien des tour-operators qui se sont spécialisés dans la vente des lieux de tournage de La la land, ou d’un circuit dans des marais reculés de Caroline du sud à la découverte des descendants d’esclaves arrachés à la Sierra Leone, un must à 4000 dollars. Combien de temps faudra-t-il aux plus audacieux pour juger, le deuil passé, le moment opportun pour lancer un « Memorial tour » sur les traces du « mega-wildfire » d’août 2023 ?



 

Il était d’origine japonaise par ses deux parents. Héros et mutilé de la Seconde Guerre mondiale au service de son pays, les Etats-Unis d’Amérique, Daniel K. Inouye a par la suite battu des records de longévité comme sénateur démocrate d’Hawaii à Capitol Hill, le temple de la démocratie américaine à Washington. Daniel K. Inouye ou le modèle rêvé

Daniel K Inouye
En plus de l'aéroport, le sénateur démocrate Inouye a laissé son nom à une autoroute, un destroyer et un cargo porte-containers, une école, un phare et un télescope solaire. (Photo DR)

pour les tenants du « rêve américain ». Qu’en savent les flots qui transitent chaque matin par l’aéroport auquel son nom a été donné ? Dans l’indécision d’un petit jour qui n’a pas encore choisi sa couleur, une succession de gros porteurs semble se poser sur l’eau. La piste a été gagnée sur la mer, à la façon du bâtisseur de l’histoire moderne du cinquantième Etat. Sur le parking où les ailes se frôlent, les passerelles déversent au compte-gouttes des zombies que leur démarche hésitante porte jusqu’à un bus en contrebas. Hier, ils étaient à San Francisco, Sydney, Mexico. Leur coiffure en jachère, leur regard brouillé et la touffeur des lieux qui a ajouté ses 90% d’humidité sous certaines aisselles dit le combat qu’a été leur nuit à 35 000 pieds au- dessus de l’océan géant. Se glisser dans la peau du conquérant à l’aube de ses vacances de la décennie va prendre un peu de temps.


Mais « l’american spirit » pourvoit à tout. Si les naufragés de la nuit espéraient régler un morceau de leur dette de sommeil dans la poignée de minutes du transfert vers l'aérogare, c’est raté. « Aloha ! ». Sans sommation, la sono du bord agresse les tympans. « Welcome to Hawaii ! », s’époumone le chauffeur. Après avoir rassuré sur les formalités d’accueil, il tourne les pages d’un catalogue d’agence de voyages dont seule l’ouverture des portes interrompra la lecture. Qu’il vienne du Wisconsin ou soit né ici, il est à fond dans son rôle, premier ambassadeur d’un parc d’attractions grand comme un archipel où il est interdit de ne pas avoir la banane du matin au soir, y compris quand ce matin est celui qui succède à la longue nuit. Hawaii, Disneyworld, même playground !



Map of O'ahu
(Infographie Elise Sévère)


 


Spark est le nom d’une petite voiture fabriquée en Corée pour le compte de General Motors. Porter un badge Chevrolet sur le nez et l’arrière-train n’est pas un brevet de safe-conduite pour autant. Sur le toboggan à deux fois six voies qui mène à la ville dont chaque sommet de cote dévoile les tours, la Coréenne est débordée de tous côtés par des flots d’autochtones. 65. Le compteur est pourtant bien gradué en miles. Se rabattre à droite serait judicieux, sauf que c’est le moyen le plus sûr de se faire éjecter du manège à la prochaine bretelle. A gauche alors ? Pour la super-licence de pilote de Formule 1, on signe où ? Comme effet banane, il y a mois stressant. Qu’est-il advenu de la conduite apaisée, à l’américaine, qui rendait les véhicules légers (?), les bus et les trucks égaux devant la limitation de vitesse, et obsolète la notion même de dépassement ?

Puisqu’on en est au chapitre automobile, ceci encore : si louer une voiture aux Etats-Unis est devenu aussi banal que de tomber sur une chronique judiciaire au nom d’un ex-président casqué d’orange, le problème s’est déplacé à l’autre bout du trajet. De « trouver un moyen de transport », la question posée à son smartphone s'est transformée. « Où s’en séparer ? ». Comment retourner à l’état de piéton dans Honolulu qui, à l’image de toutes les villes, a empilé les manœuvres de dissuasion contre l’envahisseur ? Peu de places payantes et aussi peu de parkings. Quelques rares espaces gratuits en périphérie pris d’assaut et, pour certains, interdits au stationnement de nuit. Faut-il dormir le jour ? Après plusieurs passages devant l’entrée de l’hôtel, l’ADN latin reprend le volant. Va pour cette place zébrée de jaune, y’en a à peine pour un quart d’heure.

C’est encore trop long. Le crépitement bleu sur le toit d’un véhicule marqué Honolulu PD éclipse sans peine les warnings de ma Coréenne, pourtant enclenchés comme un appel à la clémence. Le regard impassible de la tigresse au volant n’a qu’une interprétation possible.

(Photo Wikipedia)

D’autant qu’un sosie de la première voiture débouche au ralenti sur ses arrières. Sourire contrit, contact. Vite, filer. Mais on ne se débarrasse pas de Robocop.e aussi facilement. Honolulu PD vire de bord à chacun de mes changements de blocks. Même sans gyrophare, elle prend toute la place dans les rétroviseurs, juge russe guettant impitoyablement la moindre faute de carres. Ricane-t-elle de ma recherche d’une demi-douzaine de mètres le long d’un trottoir ? Attend-elle l’erreur fatale d’un stop à un endroit inapproprié ? Pourquoi ne s’intéresse-t-elle pas plutôt à ce hipster au cuir tanné circulant sans casque sur un scooter flanqué d‘une planche de surf dépassant d’un bon mètre ? La parano guette. Ou pas. Honolulu PD possède une armada ahurissante de ces limousines blanches au toit barré de bleu. Jour et nuit, elles ratissent au ralenti les artères de la capitale de l’Etat où le visiteur ne doit se préoccuper que d’avoir la banane. Ma place sur le parking d’un terrain de sport, à un bon kilomètre de l’hôtel, a l’avantage de me faire pratiquer la marche à pied, et l’inconvénient d’être interdite la nuit. Le ticket à 50 dollars aura le bon goût d’attendre la deuxième nuit pour atterrir sur le pare-brise. Sachez-le bien : où que vous soyez, HPD « is catching you ».



 




Hawaii, Honolulu, Waikiki. Noms d’huile à bronzer ou de produits-phare dans une boutique de sportswear. En vrai, Waikiki est le quartier noble de la capitale, et la plage du centre-ville où s’étale la crème des visiteurs.



Comme dans toute métropole de l’Union, les rues se coupent à angle droit. Des palmiers indolents et les carrés de buffalo, l’impeccable gazon tropical qui reste vert et dru sous la sécheresse, ajoutent la note exotique qui convient, et ont l'avantage d'adoucir le matraquage d’un soleil qui a la main lourde. Selon sa position, le trottoir à l’ombre est le choix de la sagesse. Mais même ainsi, circuler à l’unilatérale et croiser ses congénères est aisé. A l’heure chaude, les estivants qui ne peuplent pas les plages sont dans leur voiture de location, à l’assaut de la North Shore, ou épousant les photogéniques méandres du littoral de la côte est.


C’est à la tombée de la pénombre et du mercure qu’Honolulu renaît à la vie. Ici, l’heure qu’il est peut s’estimer à la densité de touristi hawaiiensi au mètre carré. La variété se suit au nez, ces effluves de parfum remis de frais et de lait après-soleil déposé en couches généreuses sur des épidermes malmenés. Les deux fragrances se superposent aux odeurs de friture qui, elles, sont permanentes. Avec « New York, New York ! », Sinatra célébrait la ville qui ne dort jamais; Honolulu peut sans complexes s’autoproclamer reine de la bouffe à toute heure. La ville qui ne jeûne jamais. Attablés ou déambulant, avec ketchup ou débordant de Chantilly, le flux des affamés se relaie, sans s’être concerté, chaîne informelle de promeneurs pour lesquels manger est un rite qui s’observe au moins autant par oisiveté que par nécessité.


Kaläkaua avenue, livrée aux seuls piétons pour la circonstance, marque l’apogée de cette hyperphagie. Le samedi soir, l'artère proche du front de mer comme des grands hôtels concentre sur un demi-mile tous les membres, lointains cousins compris, de la famille « junk food ». Hot dogs, glaces, burgers, smoothies, gaufres, saucisses. Une foule épaisse navigue à pas lents de stand en stand, n’observant qu’une maigre pause devant les étals d’artisanat et de colifichets de vacances.

(


A la terrasse des hôtels chics, des couples aux tenues de circonstance fêtent les vacances sous la lune blanche et le tempo du ressac tout proche. Sur la plage où se sont aventurées quelques familles polynésiennes, les enfants prolongent la journée dans les rires et les courses. Demain, c’est encore les vacances.

(A suivre)

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