Son port et sa situation stratégique en avaient fait la capitale naturelle du protectorat britannique. Puis elle a été bombardée et prise par les Japonais, bombardée et reprise, en ruines, par les alliés. Le destin de la minuscule île de Tulagi est exceptionnel. Mais le plus sidérant est peut-être la manière dont la vie à l’océanienne y a repris son cours nonchalant.
Il n’y a pas de voiture sur Tulagi, si l’on met à part les trois ou quatre utilitaires nécessaires à une administration de province digne de ce nom. Et pourquoi diable une voiture sur une île plus courte qu’une piste d'aéroport et ignorant jusqu’au nom du matériau dénommé bitume partout ailleurs ? La piste principale en fait le tour en quelques quarts d’heure. Et si le regard n’embrasse pas les deux côtes simultanément, ce n’est qu’une affaire de relief, la faute à la haute arête dorsale dont la tectonique des plaques l’a pourvue au fil des millénaires.
A Tulagi, pour aller, il faut marcher. Et comme il n’y a pas toujours d’impératif à aller, nombreux sont les immobiles, assis, ou palabrant debout, à l’ombre, dans l’attente du retour d’hypothétiques heures plus fraîches, ou d’on ne sait quoi. Le peu de mouvement a lieu à l’entour d’une maison en léger surplomb qui fait office de supermarché. Le pas lent des claquettes soulève des petits nuages de poussière. Des boîtes vides de corned beef australien brillent. Un homme s’occupe de les rassembler du pied, dans un semblant de nettoyage. Question : comment sont gérés les déchets sur une petite île comme celle-ci ?
Le chemin du littoral épouse au plus près le tracé capricieux de la mer. Le petit bâtiment siglé Salomon water jouxte une habitation en bois aux couleurs pimpantes. Tarami accomodation est l’un des deux endroits de l’île proposant aux visiteurs de se réveiller en n’ayant plus de comptes à rendre à leur mode de vie habituel.
Parmi les rares humains mobiles semblant avoir une destination précise se succèdent des grappes de jeunes venant à notre encontre. Ils partagent le même uniforme. Jupe ou short, le bas est gris ; un même bleu pâle colore les mêmes chemises pour les jeunes filles comme pour les garçons. Des écoliers, ou des collégiens, les âges varient. Les grandes vacances sont terminées depuis lundi. Les cours démarrent quand le soleil est encore très bas sur l’horizon et ils ne sont dispensés qu’en matinée. Leur journée est finie. Quatre adolescents prennent la pose. Bientôt, ils traverseront le Sound pour être lycéens à Honiara. Variante pour les filles, un avenir qui pourrait s'écrire à Auki, sur la grande île de Malaïta, au nord, où les adventistes tiennent une école d’infirmière réputée.
A la veille de la guerre, 600 personnes, Européens, Australiens, Chinois, Salomonais, vivent à Tulagi. Les documents d’époque recensent même quelques pêcheurs japonais. Ils forment un petit monde très organisé, administrateurs, forces de l’ordre, commerçants, planteurs. Aussi modeste soit sa taille, Tulagi possède son tribunal, son hôpital, sa prison et même son évêque. « Un monde de colonialistes caricaturaux fait de whiskey, de quinine et de noix de coco », s’amuse un chroniqueur de l'époque.
Les bruits de bottes se rapprochent. A contre-cœur, la petite communauté entame les préparatifs de défense. Tranchées, caches d’armes. Trois nids de mitrailleuse sont installés. Les Australiens sont à la baguette. Sur Gavutu l’îlot voisin, leur marine aménage une base où elle entrepose quantité d’obus et 400 000 litres de carburant d’aviation. Un lien météo est instauré, il court désormais depuis la Nouvelle-Guinée jusqu’en Nouvelle-Calédonie. Le très important réseau des guetteurs, les coastwatchers (récit ici), se met en place. Au départ de Sydney, la rotation des cargos chargés de ravitaillement alimentaire s’intensifie.
Le vendredi, il y a marché à Tulagi (photo 2). A l’abri d’un toit en bois et végétaux, fruits et légumes partagent les étals avec quelques poissons fraîchement sortis de l’eau. Tout le monde se connaît, les vendeurs sont aussi les clients de leurs voisins. Une variété d’économie circulaire. Un peu plus loin, le chemin se fait un temps rectiligne pour longer un grillage. Deux buts aux filets grillés par le soleil (photo 5) trahissent la destination des lieux. Ici aussi, la tribune est couverte. L’ancien terrain de cricket aménagé du temps de la splendeur britannique a changé de discipline. Avant l’ère du football, il y a eu un court intérim, nettement mois ludique. C’est le lieu que les Américains avaient choisi pour mettre en terre leurs soldats tombés au combat (photo 6) . La guerre passée, les corps ont été transférés au pays. La vie a repris possession des lieux.
La piste fait un coude pour éviter une falaise aux flancs couverts d’arbres rivalisant d’acrobaties pour tenir en équilibre. L’église des adventistes du septième jour fait le guet, accessible par un petit escalier taillé dans la roche. Encore une boucle et la fabrique des chemises bleues se dévoile. Enfilade de classes en bois, la Mc Mahon communautary high school (photo 1) affiche une façade aussi soignée que la tenue de ses élèves. Sa situation géographique a de quoi faire rêver. Face à elle, la grève de sable clair décrit un long arc de cercle souligné d'une végétation bienveillante. Blue beach est l’un des joyaux de l’île (photo 3). Une toile de fond toute trouvée pour les selfies des touristes qui arrivent jusque là. Sobrement, une stèle inclinée face à l’océan rappelle (photo 4) que le charme de l’endroit n’a pas été la préoccupation première de tous ses visiteurs. C’est dans ce décor de dépliant touristique que les marines ont pris pied le 7 août 1942. Le compte-rendu de l’équipage d’un avion de reconnaissance avait suggéré que l’endroit serait chèrement défendu. Les photos aériennes ne mentaient pas.
En revenant sur ses pas, une variante s’offre sur la gauche. Un chemin pour accéder à la partie haute de la bourgade. Sous le cagnard, la pente exige son lot de sueur. Quelques bâtiments administratifs qu’on dépasse aident à se souvenir que Tulagi est la capitale de la Central province du royaume des Salomon. Au sommet trône la récompense de la grimpette : la découverte du lieu emblématique du pouvoir britannique, la résidence du commissionner. Sur ce document datant des années 1910, Flaurie et Charles Woodford y prennent le thé sous la véranda en compagnie de leurs perroquets (photo DR). En poste de 1897 à 1914, Woodford peut légitimement être considéré comme le véritable créateur de la capitale coloniale.
Même en sachant à l'avance qu’il n'en subsiste que quelques ruines, l'endroit parle. Le terrain rendu au bon vouloir de la nature est parsemé des blocs de béton qui isolaient la demeure de l’humidité du sol. Les quatre marches de l'escalier d'accès à l'habitation donnent stupidement sur le vide, orphelines de la terrasse couverte qu’elles desservaient. Elles rappellent, en réduction, la passerelle d’aviation marquée « exilio » posée à l’entrée du Musée de la mémoire et des droits de l’homme de Santiago du Chili. Deux citernes sur pilotis attaquées par la rouille guettent toujours l’eau du ciel. A charge pour les domestiques de la faire bouillir avant de servir le thé.
A l’annonce du raid sur Pearl Harbour, les femmes, les enfants et le personnel non essentiel sont évacués de Tulagi. La nuit, le phare reste éteint car des mouvements de navires japonais depuis l'île de Truk ont été signalés. Un hydravion survole l’île le 9 janvier. Un second surgit à son tour le 22 qui largue cinq bombes. La panique gagne. Deux navires évacuent les derniers résidents vers Port-Vila, aux Nouvelles-Hébrides d’alors. L’autel en argent de l’évêché est transféré sur Malaïta et enfoui dans la jungle. Le commissionner fait embarquer les archives essentielles du protectorat. Le reste est détruit. Le Morinda échappe au pire lorsqu’il est pris pour cible, en route pour Sydney. A son bord se trouvaient les obus et le carburant aérien temporairement stockés sur Gavutu, C'est le moment choisi par Londres pour faire savoir qu’aucune indemnité compensatrice ne sera accordée après-guerre. Bien des anciens résidents de Tulagi comprennent qu’ils ont tout perdu. Quelques-uns serviront pourtant de guide local aux alliés lors du débarquement, le 7 août. Quant aux Chinois, contrairement à l’idée courant à l'époque, ils n’ont pas été abandonnés sur place. Nombre d’entre eux ont profité des navires pour s’enfuir. Les coastwatchers trouveront chez certains de précieux auxiliaires dans leurs missions de renseignement.
La quarantaine de mètres d’altitude et la vue sur les deux versants de l’île donnent à saisir l’intérêt stratégique des lieux. Nichée à l’abri de la grande île de Florida au nord, protégée sur ses autres flancs par la succession des îlots, Tulagi justifie son classement parmi les meilleurs ports naturels du Pacifique sud. La luminosité sans nuages accentue la majesté de l’endroit. Il est donc arrivé qu’à un sens inné de la stratégie, les Anglais sachent parfois ajouter une dose de bon goût.
A mi-pente, la descente par l’autre versant enjambe un chemin profondément entaillé dans la roche. Il relie en trace directe les deux côtes, du port au centre bourg. Ce sont les prisonniers de droit commun qui se sont cassé les reins à creuser la saignée dans la falaise, il y a un peu plus d'un siècle. Le bas du sentier tombe droit sur l’hôpital, un petit carré de baraquements en bois, désuet et charmant à souhait, dont on s’attend à voir émerger la crinière d’Albert Schweitzer ou l’indémodable tenue kaki de Daktari. Un pittoresque à l’exact opposé de l’envie d’avoir à y séjourner, au vu de la modestie des installations. Consolation ? La chapelle qui jouxte l’hôpital est dédiée à Saint-Luc. A défaut d’équipements de pointe, les patients du Tulagi hospital savent pouvoir s’en remettre au saint patron des médecins et professions de santé pour la tranquillité de leur âme.
Dans la série hors d’âge, il est possible de classer quelques-uns des bateaux à quai dans le port, que l’on découvre depuis le plan d’eau, en route vers les îlots. Le Kiron II est en très bonne position sur cette liste. Sa première vie dans les mers de Chine transparaît avec les idéogrammes en relief que ne parvient pas à dissimuler la couche d’une peinture qui fut blanche et qui a dû saluer son entrée dans son nouvel univers. Mais ça, c’était avant. « Safety first » proclame encore, on dira ironiquement, une inscription en lettres capitales rouge. Sans faire de procès d'intention à l'armateur du Kiron II , la chronique des rivages étincelants des Salomon abonde d'épisodes de ces bateaux-épaves qui les empoisonnent à petites doses pendant des années avant de couler sans crier gare un sale matin dans un bouillonnement irisé de leurs fluides toxiques.
Le pilonnage en règle de Tulagi débute fin mars. Il se prolonge tout au long du mois d'avril. Le 2 mai est ordonné le repli des défenseurs de la capitale. Avant de prendre la direction de Malaïta, ils font sauter les installations restantes. Les détonations du fuel aérien mêlé au plastic portent jusqu’à Guadalcanal. Le 4 mai, Tulagi est japonaise, en dépit d'un bombardement aérien et naval allié qui coule un destroyer et en endommage deux autres. Une opération pour laquelle la Navy avait prélevé deux unités de la bataille de la Mer de corail, du 4 au 8 mai dans l’ouest des Salomon.
Après quelques minutes de navigation, le canot vient s’échouer en silence sur une plage au sable clair de Mokambo. Trois enfants aux mèches blondes, comme en arborent souvent les Mélanésiens du littoral, chahutent dans l’eau transparente. Une pirogue a été tirée en hauteur. Peu d’îlots autour de Tulagi sont habités mais ils constituent une destination fréquente pour de nombreux locaux. Repas partagés, sorties de pêche, simple plaisir de l’excursion. Un passager du banana boat (lire ci-dessous le making of) évoque les après-midi mémorables passés sur l’île avec son père. En spécialiste des lieux, il nous guide jusqu’à un groupe d’arbres, au pied desquels se découvre brusquement un trou. Etroit et profond, on n’endiscerne pas le fond car une eau boueuse le noie. D’autres cavités similaires se trouvent à peu de distance. Et les mêmes béances sinistres subsistent aussi, percées dans la roche ou la terre de Gavutu. Un vestige à donner le vertige. Aucun repli n'est possible une fois terré dans ces boyaux. Quelles pensées habitaient ceux à qui était donné l'ordre de prendre la position ?
La dernière escale a lieu sur Double island (à gauche sur la photo prise depuis le haut de Tulagi). Accostage sur la partie plate reliant les deux bosses qui lui ont valu son surnom. L’île commandait l’accès à Tulagi en provenance de Honiara. A l’évidence, ces considérations militaires ne sont plus d’actualité. Ici, pas de végétation débridée, pas de trou de défense. L’endroit est dégagé, planté de cocotiers offrant une ombre uniforme. Au plus étroit de la bande de terre centrale, la mer est présente des deux côtés, offrant une double plage. Terrains de volley et de pétanque, matériel nautique, des équipements attendent les pratiquants. Le sol a été soigneusement ratissé. Un long bâtiment d’habitations fait face au bleu du détroit. Double island est en fait une résidence hôtelière. Demain samedi, des habitants d’Honiara vont traverser le détroit pour passer le week-end ici. Tout est prêt. Le personnel qui y a veillé fait relâche, assis à l’extérieur des cuisines. D'un hamac s'élève un ronflement régulier.
Derrière cette autre facette des Salomon se trouve un homme d’affaires local. Patrick Leong était aussi propriétaire de plusieurs établissements de l’autre côté du détroit, dont le Pacific Casino, l’un des beaux hôtels d’Honiara. Dans les années 2000, des émeutiers hostiles aux Chinois ont saccagé l’établissement avant de l’incendier. Tenace, Leong a mis deux ans à tout remettre sur pied. A Double island, pour ne dépendre de personne, il a acheté l’îlot et mis en service pour le desservir sa propre compagnie de taxi boats. Depuis son décès en 2015, son fils Mickael-Patrick, qui fut un temps tennisman professionnel, est aux commandes. La réussite de l’entreprise familiale est l’une des fiertés de la capitale.
Ce qui reste de la colonie est détruit sous le déluge d’acier et dans les combats de l’offensive des Marines et de leurs alliés, les 7 et 8 août 1942. La reconquête des ruines de la capitale du territoire s’achève à la grenade ou au lance-flammes. La guerre finie, la décision est prise : Tulagi ne sera pas rebâtie. Une nouvelle capitale sera érigée en s’appuyant sur les infrastructures américaines autour de Henderson Field, de l’autre côté du Sound. L'heure de Honiara est arrivée. Est-ce la fin de la parenthèse historique pour Tulagi ?
Non. Car il reste un mystère. Un fantasme, en fait. Des lingots d’or japonais y auraient transité, dissimulés dans des grottes. Il en faut bien moins pour faire naître des vocations. Même si une autre rumeur prétend que le trésor a été dilapidé en Australie, nombre de Salomonais se sont lancés sur sa trace. Jusques et y compris un Premier ministre. Le pays a toujours été en recherche de fonds. Mais l’escouade de policiers missionnée sur place en 1996 n’a pas fait mieux que les troupes de chasseurs de trésors qui l’avaient précédée. Le mystère demeure. Même déclassée, même rendue à la vie civile, la destinée de Tulagi continue d'être hors normes.
Le ronfleur est sorti de son hamac. Nous papotons. Il est chaleureux. Il a quelque chose à me montrer. Sitôt quitté l’entre deux mers, le sentier monte. Dans la végétation, quelques installations, une réserve d’eau, un logement pour le gardien qui réside là à l’année. Le chemin monte, descend, ça glisse. L’île est petite, mais le relief accidenté. « C’est là », annonce l’homme qui est chargé de l’entretien des extérieurs. Sur une pointe rocheuse, un canon léger vise le ciel. Il est orienté vers le sud, vers Guadalcanal, vers le détroit par lequel devaient arriver les Américains. Telles ces vidéos s’enchaînant sur Youtube, le film n’est jamais terminé aux Salomon.
Making of
Mémoires d'un pruneau
« Qu’est ce qui est noir et qui va à toute vitesse sur l’eau ? », s’interrogeait la cour de récréation à l’époque de mes classes de sixième ou de cinquième. « Tu sais pas ? C’est un pruneau qui fait du ski nautique ! ».
Dès la sortie du port, au milieu des cargos à l’ancre, j’ai compris. Tympans saturés des décibels du 60 chevaux Yamaha. Genoux soudés pour maintenir à bord le sac à dos dépositaire de toute ma vie. Une main sur le sommet du crâne en opposition aux velléités d’indépendance du couvre-chef. L’autre crispée à s’en blanchir les jointures sur le plat-bord du bateau pour parer la vague sournoise qui propulse l’avant vers le ciel puis le fait piquer du nez vers un grand splash sonore, secouant tout à bord.
Un pruneau.
Difficile de trouver plus élémentaire -et fonctionnel- qu’un banana boat, comme ils sont appelés ici. Une structure de cinq à six mètres moulée d’un seul tenant. Un bloc moteur fixé hors bord. Deux rames en bois, des fois que, de la même essence que la banquette, remarquablement choisie pour son caractère inhospitalier. Au sol, trois ou quatre gilets de sauvetage, encore dans leur emballage. « It’s up to you » a sobrement répondu David, mon capitaine de journée, lorsque je lui ai posé la question d’en enfiler un. En t-shirt et pieds nus, ni lui ni le pilote ne voient d’utilité à l’objet. Sur moi, la veste bleue a un double effet. Rassurant. Et équivalent à un bon sauna. Car s’il faut encore le préciser, aucune protection n’existe entre le chalumeau allumé depuis l’aube et les occupants du banana boat.
En soi, le problème n’est pas le moyen de transport, mais la distance à parcourir à son bord. Tulagi et les îlots qui la protègent sont une destination rêvée pour qui prétend s’intéresser à 1942 dans les parages. Sur la carte, l’autre côté du détroit semble à portée de pagaie. Les hauts-gradés américains le traversaient pour dîner et passer les consignes avant de revenir le soir-même à Guadalcanal. Dès nos échanges par mail, mon consul de France-banquier connaissait mes intentions. Mais il n’existe pas de liaison régulière entre les deux bords du Sound. Cela lui avait pris du temps. Je m’étais presque fait à l’idée de devoir repartir sans avoir pu quitter la grande île lorsque Rob Bochman avait rappelé. Rendez-vous au Pacific casino hôtel à 8h30 demain vendredi. Mon dernier jour sur place. L’expression banana boat était bien venue à un moment dans la conversation. Ce n'était qu'un détail technique dans l’euphorie d’une grande nouvelle.
Pruneau rebondissant à trente centimètres au-dessus du bleu à perte de vue, le détail prend toute sa dimension. Malgré l’azur du ciel, la terre de l’autre côté n’est pas visible dans la brume de chaleur. Les quarante kilomètres qui séparent le sud du nord, c’est dix de plus que l’Angleterre au plus près de la France, lorsqu’on écarquille les yeux pour tenter d’apercevoir ses falaises blanches depuis le haut du cap Gris-Nez. Je n’avais pas besoin de cette expérience pour compatir. Mais mes pensées à cet instant sont pleines de ces humains qui vivent les mêmes heures au large de la Lybie, de la Turquie et sur toutes les mers du monde, poussés dans le dos par d’autres baïonnettes que la curiosité journalistique.
Difficile d’entretenir une conversation avec David. Trop de bruit, trop de vent. A la poupe, le pilote se tient debout, droit comme un i, l’œil attentif aux ondulations des vagues. Mais il a beau anticiper en décrivant des boucles expertes, ça continue de cogner dur. Soudain, un répit. Le tape-cul cesse, le moteur ne rugit plus, il cafouille, se tait. La banane monte et descend au gré de la houle. Et presque aussitôt, à l’égal des migrants, sans doute, la question : « mais qu’est-ce que tu fous là ? ». Le pilote reste placide, David aussi. Ils ont déjà vu le film. Le pilote lance l’hélice à l’envers. Le plastique ou le bout de tissu qui la bloquait retourne à sa pollution. La croisière reprend, le pruneau reprend du service.
A l’horizon, la terre est apparue. A mesure qu’elle gagne en netteté, la mer s’aplanit. Quatre-vingt dix minutes après avoir quitté Honiara, la petite embarcation est tirée au sec sur un coin de sable de Tulagi. Le moment de remercier Poséidon, tout comme le pilote et David pour leur expertise. Plus tard, le banana boat fera trois haltes sur des petites îles du secteur. Puis le trajet retour sera abattu en à peine plus d’une heure, plein-gaz sur une eau cette fois plate comme le bassin du Luxembourg, Paris Ve. Les dieux de la mer semblent souvent d’humeur accommodante. Faute de liaison par des ferries qui ne desservent que les îles plus lointaines, tout le trafic de passagers à destination de Florida et de l’autre extrémité du Sound s’effectue à la banane. David explique faire l’aller-retour quotidiennement. Or la chronique des infortunes de mer en banana boat est quasiment muette –et personne ne s’en plaindra ! Depuis un épisode de cinq jours de dérive pour une panne moteur heureusement terminée, en 2018, rien n'est à signaler semble-t-il. Si, un avertissement des autorités dans le quotidien local, le 30 décembre 2020, rappelant aux passagers comme aux pilotes de ne pas consommer d’alcool avant de prendre place dans un banana boat. La version locale du capitaine de soirée.
Les accidents impliquant des ferries sont plus nombreux. Les tempêtes et les récifs y ont leur part. Mais le récit des catastrophes pointe souvent aussi l’état des bateaux, la surpopulation à bord, l’imprudence. En avril 2020, vingt huit passagers ont disparu, précipités par-dessus bord lors d’un cyclone. Le ferry avait pris la mer malgré les avis défavorables.
Au fait, le banana boat était à ses débuts un petit caboteur rapide car Il devait livrer à la grande ville une cargaison d'un aliment qui se gâte vite : la banane. Depuis, le glissement sémantique a fait son œuvre.